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POLYEUCTE.

PAULINE.

Voilà de vos chrétiens les ridicules songes ;
Voilà jusqu’à quel point vous charment leurs mensonges ;
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !
Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous ?
Vous n’avez pas la vie ainsi qu’un héritage ;
Le jour qui vous la donne en même temps l’engage :
Vous la devez au prince, au public, à l’État.

POLYEUCTE.

Je la voudrois pour eux perdre dans un combat ;
Je sais quel en est l’heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire ;
Et ce nom, précieux encore à vos Romains,
Au bout de six cents ans lui met l’empire aux mains.
Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne ;
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne :
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !

PAULINE.

Quel Dieu !

POLYEUCTE.

Quel Dieu !Tout beau, Pauline : il entend vos paroles,
Et ce n’est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissans, mutilés,
De bois, de marbre, ou d’or, comme vous les voulez :
C’est le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre ;
Et la terre et le ciel n’en connoissent point d’autre.

PAULINE.

Adorez-le dans l’âme, et n’en témoignez rien.

POLYEUCTE.

Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !

PAULINE.

Ne feignez qu’un moment, laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d’agir aux bontés de mon père.

POLYEUCTE.

Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir :
Il m’ôte des périls que j’aurois pu courir,
Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,