Page:Corneille - Polyeucte, édition Masson, 1887.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
POLYEUXTE.

SÉVÈRE.

Vous la verrez, Seigneur.Ah ! quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ?
Quelque reste d’amour s’y fait-il encor voir ?
Quel trouble, quel transport lui cause ma venue ?
Puis-je tout espérer de cette heureuse vue ?
Car je voudrois mourir plutôt que d’abuser
Des lettres de faveur que j’ai pour l’épouser ;
Elles sont pour Félix, non pour triompher d’elle :
Jamais à ses désirs mon cœur ne fut rebelle ;
Et si mon mauvais sort avoit changé le sien,
Je me vaincrois moi-même, et ne prétendrois rien.

FABIAN.

Vous la verrez, c’est tout ce que je vous puis dire.

SÉVÈRE.

D’où vient que tu frémis, et que ton cœur soupire ?
Ne m’aime-t-elle plus ? éclaircis-moi ce point.

FABIAN.

M’en croirez-vous, seigneur ? ne la revoyez point ;
Portez en lieu plus haut l’honneur de vos caresses :
Vous trouverez à Rome assez d’autres maîtresses ;
Et, dans ce haut degré de puissance et d’honneur,
Les plus grands y tiendront votre amour à bonheur.

SÉVÈRE.

Qu’à des pensers si bas mon âme se ravale !
Que je tienne Pauline à mon sort inégale !
Elle en a mieux usé, je la dois imiter ;
Je n’aime mon bonheur que pour la mériter.
Voyons-la, Fabian, ton discours m’importune ;
Allons mettre à ses pieds cette haute fortune :
Je l’ai dans les combats trouvée heureusement,
En cherchant une mort digne de son amant ;
Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,
Et je n’ai rien enfin que d’elle je ne tienne.

FABIAN.

Non, mais encore un coup ne la revoyez point.