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POLYEUCTE.


Enfin je quittai Rome et ce parfait amant,
Pour suivre ici mon père en son gouvernement ;
Et lui, désespéré, s’en alla dans l’armée
Chercher d’un beau trépas l’illustre renommée.
Le reste, tu le sais. Mon abord en ces lieux
Me fit voir Polyeucte, et je plus à ses yeux ;
Et comme il est ici le chef de la noblesse,
Mon père fut ravi qu’il me prît pour maîtresse,
Et par son alliance il se crut assuré
D’être plus redoutable et plus considéré ;
Il approuva sa flamme, et conclut l’hyménée ;
Et moi, comme à son lit je me vis destinée,
Je donnai par devoir à son affection
Tout ce que l’autre avoit par inclination.
Si tu peux en douter, juge-le par la crainte
Dont en ce triste jour tu me vois l’âme atteinte.

STRATONICE.

Elle fait assez voir à quel point vous l’aimez.
Mais quel songe, après tout, tient vos sens alarmés ?

PAULINE.

Je l’ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main, l’œil ardent de colère :
Il n’était point couvert de ces tristes lambeaux
Qu’une ombre désolée emporte des tombeaux ;
Il n’étoit point percé de ces coups pleins de gloire
Qui, retranchant sa vie, assurent sa mémoire,
Il sembloit triomphant, et tel que sur son char
Victorieux dans Rome entre notre César.
Après un peu d’effroi que m’a donné sa vue :
« Porte à qui tu voudras la faveur qui m’est due,
Ingrate, m’a-t-il dit ; et, ce jour expiré,
Pleure à loisir l’époux que tu m’as préféré. »
À ces mots j’ai frémi, mon âme s’est troublée :
Ensuite des chrétiens une impie assemblée,
Pour avancer l’effet de ce discours fatal,
A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.
Soudain à son secours j’ai réclamé mon père ;
Hélas ! C’est de tout point ce qui me désespère.