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Osez-vous l’ignorer ? et lorsque je vous voi,
S’il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi ?
245Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble ?
Allez, contentez-vous d’avoir vu que j’en tremble ;
Et du moins par pitié d’un triomphe douteux,
Ne me hasardez plus à des soupirs honteux.

SURÉNA.

Je sais ce qu’à mon cœur coûtera votre vue ;
250Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue.
Madame, l’heure approche, et demain votre foi
Vous fait de m’oublier une éternelle loi :
Je n’ai plus que ce jour, que ce moment de vie.
Pardonnez à l’amour qui vous la sacrifie[1],
255Et souffrez qu’un soupir exhale à vos genoux,
Pour ma dernière joie, une âme toute à vous.

EURYDICE.

Et la mienne, Seigneur, la jugez-vous si forte,
Que vous ne craigniez point que ce moment l’emporte,
Que ce même soupir qui tranchera vos jours
260Ne tranche aussi des miens le déplorable cours ?
Vivez, Seigneur, vivez, afin que je languisse,
Qu’à vos feux ma langueur rende longtemps justice.
Le trépas à vos yeux me sembleroit trop doux,
Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous.
265Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume,
Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume ;
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
Mais pardonneriez-vous l’aveu d’une foiblesse
270À cette douloureuse et fatale tendresse ?
Vous pourriez-vous, seigneur, résoudre à soulager
Un malheur si pressant par un bonheur léger ?

  1. L’édition de 1692 a changé la en le : « qui vous le sacrifie. » Voltaire (1764) a gardé la.