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Voyez s’il est aisé qu’un héros… Il me quitte,
1415Et d’un premier éclat le barbare alarmé
N’ose exposer son cœur aux yeux qui m’ont charmé.
Il veut être inflexible, et craint de ne plus l’être,
Pour peu qu’il se permît de voir et de connoître.
––Allons, allons, Madame, essayer aujourd’hui
1420Sur le grand Scipion ce qu’il a craint pour lui.
Il vient d’entrer au camp ; venez-y par vos charmes
Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes ;
Et que ces mêmes yeux qui m’ont fait tout oser,
Si j’en suis criminel, servent à m’excuser.
1425Puissent-ils, et sur l’heure, avoir là tant de force,
Que pour prendre ma place il m’ordonne un divorce,
Qu’il veuille conserver mon bien en me l’ôtant !
J’en mourrai de douleur, mais je mourrai content.
Mon amour, pour vous faire un destin si propice,
1430Se prépare avec joie à ce grand sacrifice.
Si c’est vous bien servir, l’honneur m’en suffira ;
Et si c’est mal aimer, mon bras m’en punira.

Sophonisbe
Le trouble de vos sens, dont vous n’êtes plus maître,
Vous a fait oublier, Seigneur, à me connoître.
1435––Quoi ? j’irois mendier jusqu’au camp des Romains
La pitié de leur chef qui m’auroit en ses mains ?
J’irois déshonorer, par un honteux hommage,
Le trône où j’ai pris place, et le sang de Carthage ;
Et l’on verroit gémir la fille d’Asdrubal
1440Aux pieds de l’ennemi pour eux le plus fatal ?
Je ne sais si mes yeux auroient là tant de force,
Qu’en sa faveur sur l’heure il pressât un divorce ;
Mais je ne me vois pas en état d’obéir,
S’il osoit jusque-là cesser de me haïr.
1445