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Vous montrez trop d’amour pour empêcher sa perte.
Votre rivale et moi nous en sommes d’accord :
À moins que vous m’aimiez, votre Jason est mort. 1845
Ma sœur n’a pas pour vous un sentiment si tendre,
Qu’elle aime à le sauver afin de vous le rendre ;
Et je ne suis pas homme à servir mon rival,
Quand vous rendez pour moi mon secours si fatal.
Je ne le vois que trop, pour prix de mes services 1850
Vous destinez mon âme à de nouveaux supplices.
C’est m’immoler à lui que de le secourir ;
Et lui sauver le jour, c’est me faire périr.
Puisqu’il faut qu’un des deux cesse aujourd’hui de vivre,
Je vais hâter sa perte, où lui-même il se livre : 1855
Je veux bien qu’on l’impute à mon dépit jaloux ;
Mais vous, qui m’y forcez, ne l’imputez qu’à vous.

Hypsipyle.

Ce reste d’intérêt que je prends en sa vie
Donne trop d’aigreur, Prince, à votre jalousie.
Ce qu’on a bien aimé, l’on ne peut le haïr[1] 1860
Jusqu’à le vouloir perdre, ou jusqu’à le trahir.
Ce vif ressentiment qu’excite l’inconstance
N’emporte pas toujours jusques à la vengeance ;
Et quand même on la cherche, il arrive souvent
Qu’on plaint mort un ingrat qu’on détestoit vivant. 1865
Quand je me défendois sur la foi qui m’engage,
Je voulois à vos feux épargner cet ombrage ;
Mais puisque le péril a fait parler l’amour,
Je veux bien qu’il éclate et se montre en plein jour.
Oui, j’aime encor Jason, et l’aimerai sans doute 1870
Jusqu’à l’hymen fatal que ma flamme redoute.
Je regarde son cœur encor comme mon bien.
Et donnerois encor tout mon sang pour le sien.

  1. Var. Ce qu’on a bien aimé, l’on ne le peut haïr. (1661-63)