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Par la nécessité de m’immoler ta vie.
De cet aveuglement les soins mystérieux
1790Empruntoient les dehors d’un tyran furieux,
Et forçoient ma vertu d’en souffrir l’artifice,
Pour t’arracher ton nom par l’effroi du supplice.
Mais mon dessein n’étoit que de t’intimider,
Ou d’obliger quelqu’un à te faire évader.
1795Unulphe a bien compris, en serviteur fidèle,
Ce que ma violence attendoit de son zèle ;
Mais un traître pressé par d’autres intérêts
A rompu tout l’effet de mes désirs secrets.
Ta main, grâces au ciel, nous en a fait justice.
1800Cependant ton retour m’est un nouveau supplice ;
Car enfin que veux-tu que je fasse de toi ?
Puis-je porter ton sceptre et te traiter de roi[1] ?
Ton peuple qui t’aimoit pourra-t-il te connoître,
Et souffrir à tes yeux les lois d’un autre maître ?
1805Toi-même pourras-tu, sans entreprendre rien,
Me voir jusqu’au trépas possesseur de ton bien ?
Pourras-tu négliger l’occasion offerte,
Et refuser ta main ou ton ordre à ma perte[2] ?
Si tu n’étois qu’un lâche, on auroit quelque espoir
1810Qu’enfin tu pourrois vivre, et ne rien émouvoir ;
Mais qui me croit tyran, et hautement me brave,
Quelque foible qu’il soit, n’a point le cœur d’esclave,
Et montre une grande âme au-dessus du malheur,
Qui manque de fortune, et non pas de valeur.

  1. Var. Puis-je occuper ton trône et te traiter en roi ? (1653-56)
  2. Var. Et refuser ton ordre et ta main à ma perte ?
    Ton rang, ton rang illustre auroit dû t’enseigner
    Qu’un roi dans ses États doit périr ou régner,
    Et qu’après sa défaite y montrer son visage,
    C’est donner au vainqueur un prompt et juste ombrage.
    Si tu n’étois qu’un lâche, on se pourroit flatter
    Que tu pourrois y vivre, et ne rien attenter. (1653-56)