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Ma muse également chatouilloit nos deux âmes ;
Elle avoit sur la mienne un absolu pouvoir,
J’aimois à le décrire, elle à le recevoir.
Une voix ravissante, ainsi que son visage, 85
La faisoit appeler le phénix de notre âge ;
Et souvent de sa part je me suis vu presser
Pour avoir de ma main de quoi mieux l’exercer.
Jugez vous-même, Ariste, à cette douce amorce,
Si mon génie étoit pour épargner sa force : 90
Cependant mon amour, le père de mes vers,
Le fils du plus bel œil qui fût en l’univers,
À qui désobéir c’étoit pour moi des crimes,
Jamais en sa faveur n’en put tirer deux rimes :
Tant mon esprit alors, contre moi révolté, 95
En haine des chansons sembloit m’avoir quitté ;
Tant ma veine se trouve aux airs mal assortie,
Tant avec la musique elle a d’antipathie[1],
Tant alors de bon cœur elle renonce au jour.
Et l’amitié voudroit ce que n’a pu l’amour ! 100
N’y pensez plus, Ariste ; une telle injustice
Exposeroit ma muse à son plus grand supplice.
Laissez-la, toujours libre, agir suivant son choix,
Céder à son caprice, et s’en faire des lois.


  1. Corneille a pourtant publié à la suite de Clitandre deux chansons, composées probablement à la demande de celle qui inspira Mélite (voyez ci-dessus, p. 53 et 55) ; et une troisième dans le recueil de Sercy. On trouvera encore ci-après un sixain Pour la Reine, mis en chant par Lambert, et un Madrigal mis en musique par Blondel ; mais dans ces deux dernières pièces Corneille n’a pas eu à se préoccuper du musicien, qui a composé ses airs sur des vers faits d’avance.