Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
112
DISCOURS

pousserois sans scrupule jusqu’à trente. Nous avons une maxime en droit qu’il faut élargir la faveur, et restreindre[1] les rigueurs, odia restringenda, favores ampliandi ; et je trouve qu’un auteur est assez gêné par cette contrainte, qui a forcé quelques-uns de nos anciens d’aller jusqu’à l’impossible. Euripide, dans les Suppliantes, fait partir Thésée d’Athènes avec une armée, donner une bataille devant les murs de Thèbes, qui en étoient éloignés de douze ou quinze lieues, et revenir victorieux en l’acte suivant ; et depuis qu’il est parti jusqu’à l’arrivée du messager qui vient faire le récit de sa victoire, Éthra et le chœur n’ont que trente-six vers à dire[2]. C’est assez bien employé[3] un temps si court. Eschyle fait revenir Agamemnon de Troie avec une vitesse encore toute autre. Il étoit demeuré d’accord avec Clytemnestre sa femme que sitôt que cette ville seroit prise, il le lui feroit savoir par des flambeaux disposés de montagne en montagne, dont le second s’allumeroit incontinent à la vue du premier, le troisième à la vue du second, et ainsi du reste ; et par ce moyen elle devoit apprendre cette grande nouvelle dès la même nuit. Cependant à peine l’a-t-elle apprise par ces flambeaux allumés, qu’Agamemnon arrive, dont il faut que le navire, quoique battu d’une tempête, si j’ai bonne mémoire[4], aye été aussi vite, que l’œil à découvrir ces lumières. Le Cid et Pompée, où les actions sont un peu précipitées, sont bien éloignés de

  1. Dans ce passage restreindre est écrit ainsi ; mais dans l’édition de 1663 il y a rétraindre, comme plus haut (voyez p. 35 et note 2).
  2. Voyez les Suppliantes d’Euripide, v. 598–634. Du reste Éthra ne dit rien et ne fait qu’écouter le chœur divisé en deux parties.
  3. C’est le texte de toutes les éditions données par P. Corneille et encore de celle qui a été publiée par son frère en 1692.
  4. Corneille a bonne mémoire : le héraut qui précède Agamemnon et annonce sa venue raconte assez longuement la tempête à laquelle il a échappé. Voyez l’Agamemnon d’Eschyle, v. 650 et suivants.