Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il me sembla que Grace appuyait sur ce dernier mot avec une expression toute particulière, et mon cœur se serra douloureusement. J’avais remarqué que Lucie n’avait jamais employé en me parlant de termes semblables, et c’était une des raisons qui m’avaient conduit à supposer follement qu’elle éprouvait un sentiment plus tendre. Mais elle était si naïve et si sincère qu’elle ne donnait dans aucune de ces exagérations sentimentales auxquelles les jeunes filles ne sont que trop portées, et c’était l’explication toute naturelle de sa conduite envers moi.

Cependant Grace avait appelé Chloé ; elle lui donna les clefs de son secrétaire, et lui dit de lui apporter un paquet de papiers qu’elle lui désigna.

— Tenez, Miles, prenez, dit-elle en me les remettant. Vous pourrez en avoir parcouru une grande partie avant le dîner. Nous nous reverrons à table ; surtout n’effrayez pas le bon M. Hardinge. Il ne me croit pas sérieusement malade ; pourquoi lui faire inutilement de la peine ?

Je promis de me taire, et je courus me renfermer dans ma chambre avec mon précieux trésor. Avouerai-je ma faiblesse ? Dès que je fus seul, je couvris ces chères lettres de baisers. Je commençai par ordre de dates, et je me mis à lire avec avidité. Il était impossible à Lucie Hardinge d’écrire à une personne qu’elle aimait, sans montrer toute la candeur de son âme et toute sa sensibilité ; mais cette correspondance avait un autre charme. Si Lucie ignorait qu’elle écrivît à une malade, elle savait du moins qu’elle écrivait à une recluse. Son but était évidemment de distraire Grace, dont elle ne pouvait ignorer les souffrances morales. Lucie était fine observatrice, et ses lettres étaient remplies de commentaires amusants sur les folies et les travers de New-York. Le trait portait toujours, mais il était dirigé avec tant de délicatesse, la pointe en était si bien émoussée, qu’il ne blessait pas. Les originaux auraient pu entendre la lecture des portraits, sans avoir le droit de se fâcher. C’était l’esprit le plus fin, tempéré par le tact exquis de la femme. Ce talent naturel m’était révélé pour la première fois, Lucie n’ayant jamais eu occasion de le montrer auparavant. Il était évident, d’après quelques allusions contenues dans les lettres, que Grace n’en avait pas moins été frappée que moi, et qu’elle en avait exprimé sa surprise à son amie. Ce que je remarquai encore, c’est que le nom de Rupert n’était pas prononcé une seule fois dans toutes ces lettres. Elles embrassaient une période de vingt-sept semaines ; et pas la plus petite allusion n’était faite ni à son frère ni à aucun des Merton. Ce silence