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— Oh ! ce n’est pas là ce que je veux dire, vous le savez bien. L’habitude a aussi son influence ; et certes je vous serai toujours aussi attaché que je l’étais dans l’enfance… Mais enfin nous suivons des lignes divergentes, et nous ne saurions rester toujours enfants.

— Et n’avez-vous plus à me parler de personne ? demandai-je avec quelque hésitation ; car je tremblais d’apprendre que Lucie était mariée. — Comment va Grace ?

— Oh ! Grace, moi qui l’oubliais ! j’en suis vraiment honteux, car naturellement c’est par elle que j’aurais dû commencer. Hélas ! mon cher capitaine, pour ne vous rien cacher, votre sœur n’est pas aussi bien qu’à votre départ, je le crains du moins ; car il y a un siècle que je ne l’ai vue. Elle a passé l’automne avec nous ; puis elle a voulu s’en aller pour les fêtes de Noël, parce que, disait-elle, sa famille les avait toujours passées à Clawbonny. Depuis lors elle n’est pas revenue ; mais je crains qu’elle ne soit pas bien. Vous savez comme Grace a toujours été une frêle créature ; elle est si Américaine ! Ah ! Wallingford, nos femmes n’ont pas de santé ; belles comme des anges, sveltes comme des fées, elles ne peuvent être comparées aux Anglaises pour la santé.

Le feu me monta à la figure, et j’eus toutes les peines du monde à ne point précipiter dans le fossé le misérable qui s’appuyait sur mon bras. Cependant un moment de réflexion me fit sentir la nécessité de la prudence. Après tout, il était le frère de Lucie ; et je n’avais point de preuves qu’il eût jamais donné à Grace lieu de croire qu’il l’aimait. Il était si facile de se tromper sur ce point, quand on avait été élevé ensemble comme nous l’avions été tous les quatre ; l’amitié, l’habitude, comme disait Rupert, pouvait si bien être prise pour un sentiment plus tendre, que je ne pouvais agir avec trop de circonspection. Et puis je devais avant tout éviter de compromettre Grace ; je devais ménager sa sensibilité, en même temps que sa réputation, et je parvins à dissimuler ma colère, quoique j’étouffasse.

— Voilà une nouvelle qui me désole, répondis-je après une longue pause, la vive douleur que j’éprouvais expliquant assez naturellement mon trouble ; Grace est une personne qui a besoin des plus tendres soins et des plus grands ménagements ; et moi qui m’amuse à courir de mers en mers pour gagner quelque argent, quand ma place devrait être à Clawbonny auprès de ma sœur ! Je ne me le pardonnerai jamais !

— L’argent est une très-bonne chose, capitaine, répondit Rupert avec un sourire qui me parut en dire plus que sa bouche n’exprimait ; c’est une excellente chose que l’argent ! mais il ne faut pas