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— L’horreur ! s’écria Jane avec énergie ; lui qui aura seize mille dollars de revenu !

— Six mille, ma chère, six mille ; c’était exactement le chiffre du revenu de mistress Bradfort. Je le tiens d’un de mes vieux camarades, d’Uphon lui-même, qui sait toutes les fortunes, à un dollar près ; il en fait son état, et ne se trompe pas une fois sur vingt.

— Est-il bien certain que M. Rupert Hardinge hérite de toute la fortune de mistress Bradfort ? demandai-je en faisant un violent effort pour paraître calme.

— Il n’y a pas le moindre doute ; tout le monde en parle, et une erreur n’est pas possible ; quand il s’agit d’héritage, chacun aime à savoir à quoi s’en tenir. Voilà un jeune homme qu’on va se disputer de tous les côtés. Je parie une paire de gants avec Sarah que nous apprenons son mariage avant trois mois.

Les Brighams me parlèrent encore une heure, et me firent promettre d’aller les voir à leur hôtel ; mais le soir même je partis pour Livourne, et j’écrivis un billet d’excuse, pour ne pas être grossier. Je ne croyais pas la moitié de ce qu’ils m’avaient dit ; mais pourtant il devait y avoir du vrai dans leurs nouvelles. Il était hors de doute que mistress Bradfort était morte. Avait-elle été assez aveugle pour donner toute sa fortune à Rupert, au détriment de sa sœur ? La chose était possible ; mais que le frère eût déclaré qu’il ne lui donnerait rien, c’est ce dont, malgré tous ses travers, je le croyais incapable. La chère enfant n’aurait pas réclamé, en tout cas ; je la connaissais trop bien pour cela. Il me tardait d’éclaircir tous ces mystères ; car si elle n’avait plus rien, aussitôt je me mettais sur les rangs.

Quel changement ! Les Hardinge, que j’avais connus si pauvres, presque dans la dépendance de ma famille, soudainement enrichis ! On n’exagérait pas la fortune de mistress Bradfort ; elle avait au moins six mille dollars de revenu, sans parler de sa maison, située au milieu de Wall-Street, ce foyer de toutes les opérations de banque et de finance, et qui à elle seule était une fortune. Si Lucie était toujours pauvre, Rupert était riche à présent.

Les relations de famille, cette influence toute magique, avaient déjà établi une ligne de démarcation assez profonde entre nous ; la fortune du frère n’allait-elle pas l’élargir encore ? Et puis, si cet André Drewett allait être désintéressé, s’il persistait à épouser Lucie ! J’avais eu la sottise de ne point me déclarer ; malgré toute l’ardeur de mon attachement, jamais je n’avais dit un seul mot d’amour ; pouvais-je supposer que la chère enfant réserverait son cœur à un pauvre maria-