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Mais que voulez-vous ? Un pauvre diable qui a beaucoup à faire ne peut penser à tout dans la même minute. Le major Merton a un commencement de maladie de foie, et il ne pouvait rester dans un climat chaud ; n’ayant trouvé aucune autre occasion, il se rend en Angleterre par les États-Unis.

— Et combien y a-t-il qu’ils sont sur votre bord, Miles ? demanda Grace un peu gravement.

— Sur mon bord ? neuf mois environ, à ce que je crois ; mais en comptant le séjour à Londres, à Canton et à la Terre de Marbre, notre connaissance remonte à un peu plus d’un an.

— Alors la mémoire vous a manqué longtemps, mon frère.

Après cette épigramme, il y eut un moment de silence ; M. Hardinge le rompit en faisant quelques questions sur le voyage de Canton. Comme il commençait à faire froid, nous nous levâmes pour nous diriger vers le logement de mistress Bradfort ; cette dame, comme je ne tardai pas à m’en apercevoir, était très-attachée à Lucie, et elle avait insisté pour l’avoir quelque temps chez elle pour la produire dans la société. Elle fréquentait un monde très-supérieur à celui où Grace et moi nous pouvions prétendre à être admis par notre position sociale ; mais Grace avait été reçue partout, en sa qualité d’amie de Lucie. Ce n’est pas faire injure à Clawbonny que d’avouer que les deux jeunes filles gagnèrent à ce frottement avec le monde, à tel point que je ne tardai pas à penser que miss Merton, loin d’avoir encore sur elles quelque avantage, ne pouvait que profiter, même sous ce rapport, dans leur société.

À la maison, j’eus à raconter toute mon histoire et à répondre à une foule de questions ; il ne fut plus dit un mot de miss Merton, et Lucie elle-même prit part à la conversation avec son enjouement d’autrefois. Quand les lumières eurent été apportées, et que mes deux compagnes d’enfance eurent ôté leurs schalls et leurs chapeaux, je les fis mettre debout devant moi, pour vérifier à quel point le temps les avait changées. Grace avait alors dix-neuf ans, et Lucie seulement six mois de moins. C’était Lucie surtout qui était à peine reconnaissable : ses charmes avaient acquis ce développement qui en faisait une jeune femme accomplie. Sous ce rapport, elle avait l’avantage sur Grace, qui était encore frêle et délicate, tandis que Lucie, malgré sa légère disposition à l’embonpoint, n’avait rien d’épais ni de lourd dans sa tournure ; son regard avait pris une expression tendre et douce à la fois qui allait droit au cœur ; en un mot, il y avait de quoi être fier d’inspirer quelque intérêt à deux jeunes personnes aussi charmantes.