Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’avais donc la certitude que la cargaison et mes lettres étaient arrivées à bon port. Je devais être attendu, et les armateurs ne tarderaient pas à apprendre mon arrivée. J’en eus bientôt la preuve, car au moment où la Crisis entrait dans l’Hudson, un canot vint à nous, amenant deux des principaux associés de notre maison de commerce. Mon rapport et les explications verbales de l’officier qui avait ramené le schooner les avaient mis au courant de tout ce qui était arrivé. Nelson, après sa victoire du Nil, fût venu annoncer lui-même son succès au roi d’Angleterre, que sa réception n’aurait pu être plus flatteuse que celle qui me fut faite. On me prodiguait à chaque phrase le nom de capitaine, et les éloges étaient entremêlés de tant de questions sur la valeur de la cargaison, que je ne savais à laquelle répondre en premier. Les deux associés m’invitèrent à la fois à dîner pour le lendemain ; et comme je faisais quelques objections à cause de mes occupations à bord, ils remirent de jour en jour, jusqu’à ce qu’ils en eussent indiqué un qui parût me convenir. Celui qui nous apporte de l’or est toujours le bienvenu !

Avant le coucher du soleil, nous avions pris notre station le long du quai, et tout était en ordre à bord. Les matelots eurent alors la permission d’aller passer la nuit à terre. Pas un d’entre eux ne demanda un dollar ; mais ils n’eurent pas plutôt mis le pied sur le sol, qu’ils se virent entourés d’un cercle d’hôtes empressés, se disputant l’honneur de pourvoir à tous leurs besoins. Le matelot qui a trois années de solde en arrière est une sorte de Rothschild à la Bourse de Jack. Toutes les harpies qui s’attachaient après eux savaient que les avances qu’ils pourraient faire étaient couvertes par une excellente hypothèque sur la Crisis et sur sa cargaison.

Je me hâtai de faire un bout de toilette, et je dis à Neb d’en faire autant. Un des armateurs s’était offert pour conduire le major Merton et Émilie a un logement convenable, avec un empressement qui me surprit. Mais l’influence des Anglais et de l’Angleterre, dans toute l’étendue des États-Unis, était très-grande il y a quarante ans. C’était encore plus sensible à New-York que partout ailleurs ; et un major anglais à la demi-paie était une sorte de seigneur aux yeux des Manhattanais de l’époque. Combien n’ai-je pas vu de ces quasi-lords, dont les titres de noblesse n’étaient rien de plus que des brevets de capitaines ou de lieutenants, signés de Sa Majesté anglaise ! À cette époque — il y aurait de la folie à le nier — l’homme qui avait servi contre notre pays, pourvu qu’il fût « officier anglais, » était préféré à celui qui l’avait défendu. Je parle ici de l’opinion de la société car pour le peuple, il professait des sentiments tout différents.