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lui dire que, selon toute apparence, elle quitterait l’île dans peu de jours, et qu’avant trois ou quatre mois elle reverrait la belle France. Ces mots furent dits en français, très-rapidement, et avec l’expression d’un homme qui sent tout ce qu’il dit, et même davantage ; mais je connaissais assez la langue pour saisir le sens.

— Je suppose qu’il généralise sur nos infortunes dans son maudit baragouin, grommela Marbre ; mais qu’il y prenne garde ; il n’est pas encore chez lui ; il s’en faut de quelques milliers de milles !

Je voulus donner des explications à Marbre ; il ne voulut rien entendre : suivant lui, le Français envoyait du chocolat de sa propre table à son équipage, pour trancher du magnifique. Il fallut bien le laisser dire, et lui laisser savourer le plaisir de croire le plus de mal possible de son vainqueur ; sorte de disposition anglo-saxonne qui a rempli plus d’une page dans l’histoire de l’Angleterre et des États-Unis, pour ne rien dire des dispositions et des histoires des autres, dans la grande famille des nations.

Après le déjeuner, M. Le Compte me prit à part pour m’expliquer ses intentions. Il m’avait choisi pour cette communication, parce qu’il avait observé l’état moral de mon capitaine. Je comprenais aussi un peu de français, ce qui n’était pas inutile avec un homme qui entremêlait son anglais de tant d’expressions nationales. Il m’expliqua que les Français mettraient le schooner à l’eau le soir même, que les mâts, les agrès, les voiles, tout était prêt ; avec de l’activité, nous pourrions être en état de quitter l’île dans quinze jours au plus tard. Une partie de nos provisions serait débarquée, comme mieux appropriée à nos habitudes que celles qui avaient été retirées de la Pauline ; tandis qu’une partie de ces dernières serait transférée à bord de la Crisis, pour la même raison, comme convenant mieux aux Français. En un mot, nous n’aurions guère qu’à guinder les mâts, disposer le gréement, remplir la cale, et aller gagner le port ami le plus voisin.

— Je pense que vous irez à Canton, ajouta M. Le Compte ; ce ne sera guère plus loin que de gagner l’Amérique du Sud ; et vous y trouverez bon nombre de vos compatriotes. De là vous pouvez aller chez vous avec toute facilité. Oui, cet arrangement est admirable.

Cet arrangement pouvait lui paraître tel, quoique j’avoue que j’aurais préféré de beaucoup rester à bord de « l’aveugle » Crisis, comme nos matelots l’appelaient depuis qu’elle s’était fourvoyée dans le détroit de Magellan.

Allons ! s’écria tout à coup le capitaine français, nous sommes près de la tente de Mademoiselle ; allons voir comment elle se porte ce matin.