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de signes à l’Échalas toute la difficulté, je plaçai les sauvages à la guinderesse du grand mât de hune, en leur disant de haler de toutes leurs forces. Il y avait de quoi les tenir occupés, et, ce qui était plus important, ils avaient tous les yeux tournés vers l’avant, tandis que je feignais d’être occupé sur l’arrière. En même temps j’avais donné un cigare à l’Échalas pour le mettre en humeur, et j’avais pris aussi la liberté d’en allumer un pour moi.

Nos canons avaient tous été amorcés et pointés, et on avait ôté les tapes la nuit précédente, pour être prêts à repousser toute attaque. Je n’eus qu’à retirer la platine du canon de l’arrière, et il était prêt à tirer. Je mis aussitôt la barre au vent de manière à ce que la bordée enfilât les canots. J’appliquai alors le cigare à l’amorce, et m’élançant au gouvernail, je mis la barre dessous. L’explosion fut suivie de cris horribles des sauvages, qui sautèrent sur les porte-haubans, prêts à se précipiter dans la mer, tandis que l’Échalas accourait sur moi, le couteau à la main. Je crus encore une fois que mon heure était venue, mais m’apercevant que le navire lofait rapidement, je fis signes sur signes pour attirer l’attention de mon ennemi sur ce fait important. Le bâtiment venait au vent, et l’Échalas fut aisément amené à croire que c’était la manière de virer de bord. Il courut aussitôt rejoindre ses compagnons, leur montrant d’un air de triomphe le navire qui lofait encore, et je suis sûr qu’il croyait que le canon avait produit ces changements apparents. Quant aux canots, la mitraille avait sifflé si près de leurs oreilles qu’ils commencèrent à s’éloigner, dans la conviction que nous étions rentrés en possession du bâtiment, et que nous leur avions envoyé cet avertissement pour les tenir à l’écart.

Jusque-là j’avais réussi au-delà de toute attente ; et je commençais à me livrer à l’espoir, non-seulement de sauver ma vie, mais de redevenir maître du navire. Si je pouvais réussir à perdre de vue la terre, mes services deviendraient indispensables et le succès serait certain. La côte était très-basse, et six à huit heures de route suffiraient, pourvu que le cap fût au large. En outre le vent fraîchissait, et je jugeai que la Crisis marchait déjà à raison de quatre nœuds. Encore vingt milles, et toute la côte serait sous l’eau. Mais il était temps de dire quelque chose à Marbre. Dans la vue d’endormir la défiance, j’appelai l’Échalas auprès de l’échelle de l’arrière, afin qu’il pût entendre ce qui allait se dire, quoique je susse très-bien que, depuis que le Plongeur n’était plus à bord, pas une âme ne restait parmi les sauvages, qui pût entendre un mot d’anglais, ou qui comprit rien aux manœuvres. Au son de ma voix, le lieutenant vint à la porte.