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Clawbonny, Grace, Lucie et M. Hardinge venaient souvent s’offrir à mon imagination dans ces mers reculées. Il était rare que je fisse la nuit un quart paisible, sans revoir les scènes de mon enfance et sans me promener dans mon petit domaine, accompagné de ma bien-aimée sœur et de son amie, qui m’était presque aussi chère. Que d’heures j’ai passées ainsi, sur les vastes solitudes de la mer Pacifique et du grand Océan ; avec quelle fidélité ma mémoire me retraçait toutes les grâces qui ornaient le corps et l’esprit de ces jeunes filles chéries ! Depuis mon récent séjour à Londres, Émilie Merton venait quelquefois compléter le tableau, avec sa conversation plus cultivée et ses manières plus distinguées ; mais je crois bien ne lui avoir jamais assigné que le troisième rang dans mon admiration.

Je fus bientôt absorbé dans mes réflexions sur le passé et dans mes conjectures sur l’avenir. Je n’avais sans doute pas l’habitude de faire des châteaux en Espagne ; mais quel est le jeune homme de vingt ans ou la jeune fille de seize ans qui n’en fait pas quelquefois ? C’est l’inexpérience qui bâtit ces constructions fantastiques, avec les matériaux que lui fournit l’espérance. Dans ces moments d’exaltation, je pouvais aller jusqu’à me figurer Rupert homme de loi actif, grave, honorant sa profession, et faisant le bonheur de Lucie et de Grace ; tout l’effort de l’imagination ne pouvait guère aller au delà.

Lucie avait une jolie voix ; de temps en temps ses chants venaient charmer mon oreille, et, pendant des heures entières, je ne pouvais songer qu’à leur tendre expression et à leur touchante mélodie. Je n’étais rien moins qu’un rossignol, mais j’essayais parfois de fredonner quelques airs qui flottaient dans mon souvenir comme de douces visions du passé. Cette nuit, surtout, mes pensées se reportaient à l’un de ces airs qui parlait d’amour, et je demeurai pendant quelques minutes appuyé sur la balustrade, fredonnant l’air à voix basse, et s’efforçant de me rappeler non-seulement les paroles, mais même la douce voix qui leur donnait une expression si touchante. C’est ce que je faisais quelquefois à Clawbonny, et de temps en temps Lucie me mettait sa belle petite main sur la bouche, comme pour me dire en plaisantant : Miles, Miles ! n’estropiez pas un air aussi joli ! vous ne réussirez jamais en musique, vous y perdriez votre latin. Quelquefois elle se glissait derrière moi, et, au moment même où je m’appuyais sur la balustrade, je crus l’entendre remuer près de mon épaule et la sentir appliquer délicatement la main sur mes lèvres, afin de m’empêcher de chanter. L’impression, cette fois, fut si vive, que je voulus prendre cette main si douce pour la baiser ; l’objet que je rencontrai était loin d’être doux, il était passé entre