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DEERSLAYER

ils dans le Canada ? c’est ce que personne ne saurait dire, excepté le diable, qui est leur conseiller. J’ai la tête si bien garnie de cheveux, que je m’imagine qu’ils tâcheront d’en faire deux chevelures, car la prime a quelque chose de tentant, sans quoi le vieux Tom et moi nous ne serions pas pris dans cette nasse. Oui, les y voilà encore avec leurs signes ; mais si je vous engage à venir à terre, je leur permets de me rôtir et de me manger. Non, non, Deerslayer, n’avancez pas d’un pied de plus vers le rivage ; et quand le jour paraîtra, n’en approchez pas à plus de deux cents toises.

Un sauvage mit fin à la harangue de Hurry en lui appliquant rudement la main sur la bouche, signe certain qu’un de ces Indiens savait assez d’anglais pour comprendre le but de son discours. Immédiatement après, tous les sauvages rentrèrent dans la forêt, emmenant avec eux Hutter et March, qui parurent ne faire aucune résistance. Au milieu du craquement des branches sèches, Deerslayer entendit encore la voix de Hutter qui s’écriait de nouveau : — Que Dieu vous protège comme vous protégerez mes enfants !

Le jeune chasseur se trouva alors seul, et libre d’agir suivant sa discrétion. Plusieurs minutes se passèrent dans un silence semblable à celui de la mort après le départ des Indiens. Attendu la distance et l’obscurité, Deerslayer avait à peine pu les distinguer et voir qu’ils se retiraient ; mais ces formes humaines animaient la scène, et faisaient contraste avec la solitude absolue dans laquelle il se trouvait. Quoiqu’il se penchât en avant pour écouter, retenant son haleine, et concentrant toutes ses facultés dans le seul sens de l’ouïe, pas le moindre son qui annonçât le voisinage des hommes ne frappa ses oreilles. On aurait dit que le silence qui régnait en ce lieu n’avait jamais été interrompu ; et pendant un instant, même le cri horrible qui s’était fait entendre dans la forêt, ou les imprécations de March, auraient été un soulagement au sentiment d’isolement qu’il éprouvait.

Cette sorte de paralysie d’esprit et de corps ne pouvait durer longtemps dans un homme constitué au moral et au physique comme Deerslayer. Laissant tremper ses rames dans l’eau, il fit tourner sa pirogue et avança lentement, comme on marche quand on réfléchit profondément, vers le centre du lac. Quand il fut arrivé à un point qu’il crut en ligne avec l’endroit où il avait laissé aller à la dérive la dernière pirogue, il changea de direction et avança vers le nord, en se maintenant vent arrière autant qu’il était possible. Après avoir fait un quart de mille, il vit sur le lac un objet noir un peu sur la droite, et changeant de route pour s’en appro-