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première égratignure faite par une main adroite au défaut de la cuirasse.

Je sais que maintenant on appelle cette irritabilité délicatesse, et qu’on veut transformer une faiblesse en vertu. On nous dit que nous perdrons par la liberté de la presse cette fleur de politesse et cette sensibilité exquise qui nous distinguent. En lisant ces raisonnements, je n’ai pu m’empêcher de me demander si, en réalité, cette protection que la censure accorde à toutes les susceptibilités individuelles avait eu l’effet qu’on lui attribue. À plusieurs époques, certes, la liberté de la presse et des journaux a été suffisamment restreinte. Les hommes ainsi protégés ont-ils été plus purs, plus délicats, plus irréprochables ? Il me semble que les mœurs et les vertus n’ont pas beaucoup gagné à ce silence universel. De ce qu’on ne prononçait pas les mots, il ne s’en est pas suivi que les choses aient moins existé ; et toutes ces femmes de César me paraissent ne pas vouloir être soupçonnées pour être plus commodément coupables.

J’ajouterai que la véritable délicatesse consiste à ne pas attaquer les hommes, en leur refusant la faculté de répondre : et cette délicatesse, au moins, ce n’est pas celle que l’asservissement des journaux nourrit et encourage. J’aime à reconnaître que, dans le moment actuel, les dépositaires de l’autorité ont le mérite d’empêcher que l’on n’attaque leurs ennemis. C’est un ménagement qui leur fait honneur ; mais ce n’est pas une garantie durable, puisque ce ménagement est un pur effet de leur volonté. À d’autres époques les journaux esclaves ont servi d’artillerie contre les vaincus, et ce qu’on appelait délicatesse aboutissait à ne pas se permettre un mot contre le pouvoir.

Quand j’étais en Angleterre, je parcourais avec plaisir