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Cet axiome est faux par lui-même, eu tant qu’il implique que la religion est plus nécessaire aux classes laborieuses de la société qu’aux classes oisives et opulentes. Si la religion est nécessaire, elle l’est également à tous les hommes et à tous les degrés d’instruction. Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des caractères plus violents, plus terribles, mais plus faciles en même temps à découvrir et à réprimer. La loi les entoure, elle les saisit, elle les comprime aisément, parce que ces crimes la heurtent d’une manière directe. La corruption des classes supérieures se nuance, se diversifie, se dérobe aux lois positives, se joue de leur esprit en éludant leurs formes, leur oppose d’ailleurs le crédit, l’influence, le pouvoir.

Raisonnement bizarre ! le pauvre ne peut rien : il est environné d’entraves ; il est garrotté par des liens de toute espèce ; il n’a ni protecteurs ni soutiens ; il peut commettre un crime isolé ; mais tout s’arme contre lui dès qu’il est coupable ; il ne trouve dans ses juges, tirés toujours d’une classe d’ennemis, aucun ménagement ; dans ses relations, impuissantes comme lui, aucune chance d’impunité ; sa conduite n’influe jamais sur le sort général de la société dont il fait partie, et c’est contre lui seul que vous voulez la garantie mystérieuse de la religion ! Le riche, au contraire, est jugé par ses pairs, par ses alliés ; par des hommes sur qui rejaillissent toujours plus ou moins les peines qu’ils lui infligent. La société lui prodigue ses secours ; toutes les chances matérielles et morales sont pour lui, par l’effet seul de la richesse : il peut influer au loin, il peut bouleverser ou corrompre ; et c’est cet être puissant et favorisé que vous voulez affranchir du joug qu’il vous semble indispensable de faire peser sur un être faible et désarmé !