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Un homme de génie disait que la vue de l’Apollon du Belvédère ou d’un tableau de Raphaël le rendait meilleur. En effet, il y a dans la contemplation du beau, en tout genre, quelque chose qui nous détache de nous-mêmes, en nous faisant sentir que la perfection vaut mieux que nous, et qui par cette conviction, nous inspirant un désintéressement momentané, réveille en nous la puissance du sacrifice, qui est la source de toute vertu. Il y a dans l’émotion, quelle qu’en soit la cause, quelque chose qui fait circuler notre sang plus vite, qui nous procure une sorte de bien-être, qui double le sentiment de notre existence et de nos forces, et qui par là nous rend susceptible d’une générosité, d’un courage, d’une sympathie au-dessus de notre disposition habituelle. L’homme corrompu lui-même est meilleur lorsqu’il est ému, et aussi longtemps qu’il est ému.

Je ne veux point dire que l’absence du sentiment religieux prouve dans tout individu l’absence de morale. Il y a des hommes dont l’esprit est la partie principale, et ne peut céder qu’à une évidence complète. Ces hommes sont d’ordinaire livrés à des méditations profondes, et préservés de la plupart des tentations corruptrices par les jouissances de l’étude ou l’habitude de la pensée : ils sont capables par conséquent d’une moralité scrupuleuse ; mais dans la foule des hommes vulgaires, l’absence du sentiment religieux, ne tenant point à de pareilles causes, annonce le plus souvent, je le pense, un cœur aride, un esprit frivole, une âme absorbée dans des intérêts petits et ignobles, une grande stérilité d’imagination. J’excepte le cas où la persécution aurait irrité ces hommes. L’effet de la persécution est de révolter contre ce qu’elle commande, et il peut arriver alors que des hommes sensibles, mais fiers, indignés d’une religion qu’on leur impose, rejettent sans examen tout ce