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vissement. Des peuples religieux ont pu être esclaves, aucun peuple irréligieux n’est demeuré libre.

La liberté ne peut s’établir, ne peut se conserver que par le désintéressement, et toute morale étrangère au sentiment religieux ne saurait se fonder que sur le calcul. Pour défendre la liberté, on doit savoir immoler sa vie, et qu’y a-t-il de plus que la vie, pour qui ne voit au delà que le néant ? Aussi, quand le despotisme se rencontre avec l’absence du sentiment religieux, l’espèce humaine se prosterne dans la poudre partout où la force se déploie. Les hommes qui se disent éclairés cherchent dans leur dédain pour tout ce qui tient aux idées religieuses un misérable dédommagement de leur esclavage. L’on dirait que la certitude qu’il n’existe pas d’autre monde leur est une consolation de leur opprobre dans celui-ci. L’esprit, le plus vil des instruments quand il est séparé de la conscience, l’esprit, fier encore de sa flexibilité misérable, vient se jouer avec élégance au milieu de la dégradation générale. On rit de son propre esclavage et de sa propre corruption sans être moins esclave, sans être moins corrompu ; et cette plaisanterie, sans discernement comme sans bornes, espèce de vertige d’une race abâtardie, est elle-même le symptôme ridicule d’une incurable dégénération.

L’on ne sait pas assez, malgré mille exemples, dans combien d’égarements la servitude plonge les humains, et que de douleurs elle leur impose. Il ne s’agit pas seulement des peines positives, des dangers, des humiliations, des spoliations et des supplices ; mais les facultés inoccupées, les nobles dons de la nature condamnés à languir stériles, à périr obscurs ; la pensée et le sentiment refoulés sur l’âme inactive qu’ils oppressent ; ce souffle de mort qui glace le monde intellectuel ; ce vaste linceul étendu par une main de fer sur la partie morale