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considérés comme des poisons. » Ne s’ensuit-il pas que, de même que l’erreur de ces peuples ne convertit pas en poison ces aliments salubres, l’erreur de la loi ne convertit pas en délits les actions innocentes ? Il arrive sans cesse que, lorsqu’on parle de la loi abstraitement, on la suppose ce qu’elle doit être ; et quand on s’occupe de ce qu’elle est, on la rencontre tout autre : de là des contradictions perpétuelles dans les systèmes et les expressions.

Bentham a été entraîné dans des contradictions de ce genre par son principe d’utilité.

Il a voulu faire entièrement abstraction de la nature dans son système de législation, et il n’a pas vu qu’il ôtait aux lois tout à la fois leur sanction, leur base et leur limite. Il a été jusqu’à dire que toute action, quelque indifférente qu’elle fût, pouvant être prohibée par la loi, c’était à la loi que nous devions la liberté de nous asseoir ou de nous tenir debout, d’entrer ou de sortir, de manger ou de ne pas manger, parce que la loi pourrait nous l’interdire. Nous devons cette liberté à la loi, comme le vizir, qui rendait chaque jour grâces à Sa Hautesse d’avoir encore sa tête sur ses épaules, devait au sultan de n’être pas décapité ; mais la loi qui aurait prononcé sur ces actions indifférentes n’aurait pas été une loi, mais un despote.

Le mot de loi est aussi vague que celui de nature : en abusant de celui-ci, l’on renverse la société ; en abusant de l’autre, on la tyrannise. S’il fallait choisir entre les deux, je dirais que le mot de nature réveille au moins une idée à peu près la même chez tous les hommes, tandis que celui de loi peut s’appliquer aux idées les plus opposées.

Quand, à d’horribles époques, on nous a commandé le meurtre, la délation, l’espionnage, on ne nous les a