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hautement affichées à la domination de la pensée et du sentiment modernes. Elle parcourait les rues dans son vaste landau, en exhibant à l’indifférence des indigènes et à la curiosité des touristes, la raideur hiératique d’un buste juvénile à la taille basse, et l’éclat de deux grands yeux qui roulaient sans trêve derrière un voile court de dentelle noire ; ce voile ne descendait pas plus bas que les lèvres d’un rouge vif et prenait un aspect de masque. En général, « l’héroïque fugitif » (ce nom lui avait été octroyé dans une critique de l’édition anglaise de son œuvre), « l’héroïque fugitif » l’accompagnait, la barbe déployée et les yeux masqués de verres sombres, assis non point à ses côtés, mais devant elle, et tournant le dos aux chevaux. Placés ainsi en face l’un de l’autre, sans personne d’autre qu’eux dans la grande voiture, ils donnaient à leur promenade un aspect volontaire de manifestation publique. Peut-être n’était-ce là pourtant qu’un geste involontaire. La simplicité russe, même animée par les plus nobles aspirations, côtoie souvent le cynisme avec une ingénuité parfaite. Mais c’est une entreprise vaine, pour les Européens pourris que nous sommes, de tenter de comprendre ces choses. À considérer l’air de gravité qui inspirait le visage même du cocher et les mouvements des chevaux magnifiques, on pouvait peut-être attribuer à cette étrange exhibition une signification mystique, mais, à la frivolité corrompue d’un esprit occidental comme le mien, elle paraissait à peine décente.

Cependant il ne sied guère à un obscur professeur de langues de critiquer un « héroïque fugitif » de célébrité mondiale. La renommée faisait de lui un homme remuant et actif qui pourchassait ses compatriotes dans les hôtels ou les appartements privés et – m’avait-on dit – leur accordait l’honneur de son attention dans les jardins publics, chaque fois que se présentait une occasion convenable. Je croyais me souvenir qu’après une ou deux visites, anciennes de plusieurs mois, il avait renoncé à catéchiser les dames Haldin, avec regret sans doute, car on n’aurait su l’accuser de ne pas se montrer homme de décision. On pouvait s’attendre à lui voir faire une nouvelle tentative, en cette terrible circonstance, pour venir, comme Russe et comme révolutionnaire, dire les paroles nécessaires et faire vibrer la note juste et peut-être consolante. Mais il me fut pénible de le trouver assis là. Je ne crois pas que ce sentiment eût rien à faire avec une jalousie déplacée ou avec le désir de conserver dans la maison ma situation privilégiée. Je ne réclamais aucune faveur spéciale pour mon amitié silencieuse. La différence de nos âges et de nos nationalités me