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s’était développée chez l’autre aussi, chez l’être civilisé, chez le penseur, chez le « politique » en fuite, comme une forme absurde de pessimisme morbide, comme une sorte de démence passagère, née peut-être de l’affliction perpétuelle et du tourment de la chaîne. Cette chaîne, lui semblait devoir faire de lui un objet d’horreur pour le reste du monde. C’était un fardeau répugnant et suggestif. Quel homme aurait pu s’apitoyer, au spectacle hideux d’un fugitif à la chaîne brisée ? La hantise de ces fers finit par faire naître dans son esprit une image précise et concrète. Il lui semblait impossible que l’on sût résister à la tentation d’en fixer l’extrémité libre à un crampon, en attendant l’arrivée d’un agent de police, requis à la hâte. Blotti dans des trous, ou caché dans des buissons, il avait tenté de lire sur les traits des colons qui travaillaient dans les clairières ou passaient, sans soupçons, à deux pas de sa cachette, sur les sentiers de la forêt. Et il sentait qu’à aucun homme au monde, il ne pouvait, sans danger, offrir la tentation de cette chaîne.

Un jour, cependant, le hasard lui fit rencontrer une femme solitaire ; c’était sur la pente d’une prairie découverte, à la lisière de la forêt. Assise sur la berge d’une rivière étroite, elle portait un mouchoir rouge sur la tête, et gardait, à portée de la main un petit panier posé sur le sol. On apercevait, à quelque distance, un groupe de cabanes en bois, et un moulin se mirait dans un étang maintenu par une digue ; ombragée par des bouleaux, la pièce d’eau brillait comme une glace dans le crépuscule. Le fugitif s’approcha silencieusement, un gros gourdin à la main, et la hache passée dans sa ceinture de fer. Il y avait des feuilles et des brindilles dans sa barbe broussailleuse et dans ses cheveux hirsutes ; les lambeaux de chiffons dont il avait garni sa chaîne pendaient autour de sa taille. Un léger cliquetis des fers fit tourner la tête à la femme. Trop terrifiée par cette apparition farouche pour bondir ou appeler à l’aide, elle avait aussi trop de cœur pour s’évanouir… Elle s’attendait à être massacrée à l’instant, et se cacha les yeux dans les mains, pour ne pas voir la hache s’abattre sur sa tête. Lorsqu’elle eut retrouvé assez de courage pour ouvrir les yeux, elle vit, à six pieds d’elle, le sauvage velu assis sur la berge. Il avait passé autour de ses jambes nues ses bras maigres et musclés ; sa longue barbe recouvrait les genoux sur lesquels il posait son menton : les membres ramassés et pliés, les épaules nues, la tête farouche aux yeux rouges et fixes, étaient agités d’un tremblement convulsif, tandis que la créature bestiale s’efforçait de parler.