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jeunes amis, mais il n’en parlait jamais beaucoup. On sentait qu’ils étaient ses disciples et l’idolâtraient. Mais il était si modeste… On aurait pu penser qu’avec tant de dévouements… »

Elle tourna à nouveau les yeux vers le boulevard des Philosophes, avenue singulièrement aride et poussiéreuse, où l’on ne distinguait pour l’instant que deux chiens, une petite fille en tablier qui sautait à cloche-pied, et un ouvrier poussant sa bicyclette.

« Même parmi les apôtres du Christ, il s’est trouvé un Judas… » murmura-t-elle, comme pour elle-même, mais avec l’intention évidente d’être entendue de moi.

Les visiteurs russes, assemblés par petits groupes, causaient entre eux, pendant ce temps, à voix basse, avec des regards furtifs dans notre direction. Leur retenue faisait un singulier contraste avec la volubilité bruyante habituelle à ces réunions. Mlle Haldin me suivit dans l’antichambre.

« Tous ces gens insistent pour venir », me dit-elle. « Nous ne pouvons pas les laisser à la porte. »

Pendant que je passais mon pardessus, elle se mit à me parler de sa mère. Mme Haldin voulait entendre parler encore de son malheureux fils, et ne pouvait se décider à l’abandonner, pour toujours, dans l’inconnu muet. Elle persistait à y poursuivre son image pendant ses longues journées de silence immobile, en face du boulevard désert. Elle ne pouvait comprendre qu’il ne se fut pas échappé, comme avaient réussi à le faire dans des circonstances analogues tant d’autres révolutionnaires ou de conspirateurs. Il était inconcevable que les ressources des organisations secrètes eussent failli, d’aussi inexcusable façon, au salut de son fils. Mais en réalité ce qui paraissait inadmissible à son esprit chancelant, c’était l’audace cruelle de la Mort qui avait passé par-dessus sa tête, pour frapper ce cœur précieux et jeune.

Mlle Haldin me tendit machinalement mon chapeau, avec un regard dans le vide. Je comprenais, en l’écoutant, que la pauvre mère était torturée par l’idée sombre et simple, que son fils avait dû périr, faute de vouloir se sauver. Ce n’était pas, chose impossible, parce qu’il désespérait de l’avenir de son pays. Était-ce donc parce que sa mère et sa sœur n’avaient pas su mériter sa confiance, et avait-il senti, pour avoir fait ce qu’il avait à faire, son âme écrasée par un doute intolérable, son esprit déchiré par une méfiance soudaine ?

Je fus douloureusement frappé par l’ingénuité d’une telle pensée. « Nos trois vies étaient comme ceci ! » me dit la jeune fille, en nouant