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de Russie. La voix de Mme Haldin était singulièrement faible et sourde. Les premières paroles qu’elle m’adressa formulèrent une question :

« A-t-on donné quelque nouveau détail dans vos journaux ? »

Je laissai aller sa main longue et amaigrie, secouai négativement la tête, et pris un siège.

« La presse anglaise est merveilleuse. On ne peut rien lui cacher… et elle répand les nouvelles dans le monde entier. Seulement nos nouvelles russes ne sont pas toujours faciles à comprendre. Pas toujours faciles… Il est vrai que les mères anglaises n’attendent pas des nouvelles de ce genre… »

Elle mit la main sur le journal, puis la retira. Je dis :

« Nous aussi, nous avons eu des heures tragiques dans notre histoire. »

« Il y a longtemps ; il y a bien longtemps… »

« C’est vrai. »

« Il y a des nations qui ont fait un pacte avec la destinée », dit Mlle Haldin qui s’était approchée de nous. « Nous n’avons pas à les envier. »

« Pourquoi ce mépris ? » demandai-je doucement. « Peut-être notre marché n’était-il pas très généreux. Mais les conditions que le Destin accorde aux hommes et aux nations sont consacrées par leur prix même. »

Mme Haldin détourna la tête pour regarder par la fenêtre pendant quelque temps, avec le regard nouveau, sombre et éteint de ses yeux creusés, qui avait fait d’elle une femme si complètement changée.

« Cet Anglais… ce correspondant », me dit-elle brusquement. « Croyez-vous possible qu’il ait connu mon fils ? »

Je répondis à cette étrange question que c’était évidemment chose possible. Elle vit ma surprise.

« Si l’on savait quelle espèce d’homme c’est, on pourrait peut-être lui écrire », murmura-t-elle.

« Ma mère pense », m’expliqua Mlle Haldin, qui vint se placer entre nous, une main posée sur le dos de ma chaise, « que mon pauvre frère n’a peut-être pas essayé de se sauver. »

Je levai vers Mlle Haldin un regard de sympathie consternée, mais elle fixait sur sa mère le regard de ses yeux calmes. Mme Haldin continua :

« Nous ne savons l’adresse d’aucun de ses amis. À la vérité nous ne savons rien de ses camarades de Pétersbourg. Il avait une foule de