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nettement, avec une assurance affectée.

« Oui, j’ai des instincts patriotiques, développés par des habitudes de pensée indépendante, de pensée libre. À cet égard, je jouis d’une liberté plus grande que ne pourrait m’en valoir aucune révolution sociale. Il est infiniment probable que je ne pense pas exactement comme vous. Comment serait-ce possible ? Il vous appartient de croire, à cette minute, que je mens de propos délibéré, pour cacher mon repentir ! »

Razumov s’arrêta. Son cœur était devenu trop gros pour sa poitrine. Le conseiller Mikulin ne bronchait pas.

« Pourquoi cela ? » fit-il simplement. J’ai assisté, en personne, à la perquisition faite dans votre chambre. J’ai parcouru moi-même tous vos papiers, et j’ai été fort impressionné par une sorte de profession de foi politique. C’était un document bien remarquable. Et puis-je vous demander la raison ?… »

« C’était le désir de tromper la police, naturellement ! » fit Razumov, d’un ton furieux… « Pourquoi tant d’histoires ? Bien entendu vous pouvez m’envoyer tout droit en Sibérie : cela serait compréhensible, au moins, et je me soumets à ce que je puis comprendre. Mais je proteste contre cette comédie de persécution. Toute cette affaire devient trop comique à mon goût… Comédie de quiproquos, de fantômes et de soupçons… C’est positivement indécent… »

Le conseiller Mikulin eut un mouvement d’attention :

« Vous avez parlé de fantômes ? » murmura-t-il.

« J’en écraserais des douzaines sur ma route », poursuivit résolument Razumov, avec un geste impatient de la main. « Mais vraiment je puis bien demander d’en avoir fini, une fois pour toutes, avec cet homme… Et dans cette idée… je prendrai la liberté… »

Razumov s’inclina légèrement devant le bureaucrate, assis de l’autre côté de la table.

« … De me retirer… de me retirer purement et simplement »… conclut-il d’un ton résolu.

Il se dirigea vers la porte, en pensant : « Maintenant, il va abattre son jeu. Il faut qu’il sonne et me fasse arrêter avant ma sortie du Secrétariat, ou qu’il me laisse aller… Et de toutes façons… »

Une voix calme s’éleva :

« Kirylo Sidorovitch… »

Razumov arrivé à la porte, tourna la tête.

« De me retirer… », répéta-t-il.

« Où cela ? » demanda le conseiller Mikulin, très doucement.