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conspiration de l’erreur, cette obstination à le prendre pour ce qu’il n’était pas, étaient manifestement à son avantage. Mais quel étrange aveuglement !

Il eut à nouveau l’impression que la conduite de sa vie lui était soustraite par la tyrannie révolutionnaire de Haldin. C’en était fait de son existence solitaire et laborieuse, seule chose qui dépendit réellement de lui sur cette terre. « De quel droit ? » se demandait-il furieusement. « En quel nom ? »

Ce qui l’enrageait le plus, c’était de sentir que les « penseurs » de l’Université l’associaient à Haldin, faisant de lui, sans doute, une sorte de confident d’arrière-plan… Ah le mystère de leurs relations ! Ha ! ha !… On avait fait de lui un personnage, à son insu. Comme ce misérable Haldin avait dû parler de lui ! Pourtant il est probable qu’il avait dit peu de choses. Mais ses pensées les plus banales avaient sans doute été ramassées, caressées, couvées par tous ces imbéciles. Toute l’action révolutionnaire secrète n’était-elle pas ainsi fondée sur la folie, la suggestion et le mensonge ?

« Impossible de penser à autre chose », se disait Razumov. « Je deviendrai idiot si cela continue. Ces coquins et ces imbéciles vont détruire mon intelligence ! »

Et il voyait sombrer tout espoir d’un avenir qui reposait justement sur le libre jeu de son intelligence.

Il atteignit la porte de sa maison dans un tel état de découragement qu’il se vit, avec une apparente indifférence, remettre une enveloppe d’aspect officiel, confiée aux mains sales du dvornik.

« C’est un gendarme qui l’a apportée », dit l’homme. « Il m’a demandé si vous étiez à la maison. Je lui ai dit : « Non ; il n’y est pas ! Alors il l’a laissée. Vous lui remettrez ce pli en mains propres » qu’il m’a dit. Maintenant je vous l’ai donné, hein ? »

L’homme retourna à son balai, et Razumov grimpa l’escalier, l’enveloppe à la main. Arrivé dans sa chambre, il ne se hâta pas de l’ouvrir. Naturellement, cette missive officielle émanait de la Direction supérieure de la Police. Suspect ! il était suspect !

Il envisageait avec stupeur l’absurdité de sa situation. Il rêvait, en proie à une mélancolie sèche, dépourvue d’émotion. C’en était fini de ses trois années de bon travail ; son avenir, quarante années de vie peut-être, se trouveraient compromis ; tout espoir se muait en terreur, parce que des événements dus à la folie des hommes s’enchaînaient en une série de faits qu’aucune sagesse ne pouvait prévoir