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Nathalie Haldin me fit asseoir sur le canapé pour me parler à cœur ouvert de son œuvre future et de ses plans. Il en serait entièrement comme je l’avais désiré ; et ce serait pour la vie. Nous ne nous reverrions plus jamais… ; jamais !

Je me réjouissais dans mon cœur de mon succès. Nathalie Haldin paraissait mûrie par les épreuves avouées et secrètes qu’elle venait de traverser. Les bras croisés, elle arpentait la pièce, parlait à voix lente, le front pur, le profil résolu. Elle se montrait à moi sous un nouvel aspect et je m’émerveillais de cette nuance de gravité et de pondération, qui apparaissait dans sa voix, dans ses gestes, dans son attitude tout entière. C’était un modèle de calme indépendance. Tout ce qu’il y avait de vigoureux dans sa nature était remonté à la surface, depuis qu’en avaient été agitées les profondeurs obscures.

« Nous pouvons bien en parler tous les deux maintenant », fit-elle après un silence, en s’arrêtant court devant moi : « Êtes-vous allé aux informations à l’hôpital, ces jours-ci ? »

« Oui, j’y suis allé. » Elle me regardait fixement : « Il vivra, au dire des médecins. Mais je croyais que Tekla… »

« Je n’ai pas vu Tekla depuis plusieurs jours. » interrompit vivement Mlle Haldin ; « comme je ne lui ai jamais proposé de l’accompagner à l’hôpital, elle croit que je n’ai pas de cœur. Elle éprouve une désillusion à mon égard. »

Mlle Haldin eut un léger sourire.

« Oui ; elle reste à ses côtés aussi souvent et aussi longtemps qu’on veut bien le tolérer », dis-je. « Elle affirme qu’elle ne l’abandonnera jamais tant qu’il vivra. Et il aura bien besoin de quelqu’un près de lui, pauvre infirme impuissant, et sourd comme une pierre… »

« Tout à fait sourd ? » Je ne savais pas murmura Nathalie Haldin.

« C’est un fait pourtant, et cela paraît étrange. On m’a dit qu’il n’avait aucune blessure apparente à la tête. On m’a dit aussi que sans doute il ne vivrait guère, et Tekla n’aura pas longtemps à le soigner. »

Mlle Haldin hocha la tête.

« Tant qu’il y aura des voyageurs prêts à tomber sur la route, notre Tekla saura s’occuper. Elle a une irrésistible vocation de bon Samaritain. Les révolutionnaires ne la comprenaient pas. Songez un peu ! Avoir employé une créature aussi dévouée à porter des documents cousus dans sa robe, ou à écrire sous la dictée ! »

« Il n’y a pas beaucoup de perspicacité dans le monde. »

À peine avais-je proféré ces paroles que je les regrettai. Nathalie