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croire ; le plus lâchement ! C’est vous qui m’avez fait sentir cela si profondément. Après tout, c’est eux qui ont le droit de leur côté, et non pas moi… C’est pour eux que travaille la force des puissances invisibles. Soit !… Pourtant, ne vous y trompez pas, Nathalia Victorovna ; je ne suis pas un convaincu. Ai-je donc une âme d’esclave ? Non ! je suis un indépendant, et comme tel, je suis voué à la perdition !… »

Là-dessus il cessa d’écrire, ferma le cahier et l’enveloppa dans le voile noir qu’il avait emporté. Il fouilla ses tiroirs pour y trouver du papier et de la ficelle, fit un paquet qu’il adressa à Mlle Haldin, boulevard des Philosophes, et jeta sa plume loin de lui, dans un coin de la chambre.

Ceci fait, il resta assis, la montre devant les yeux. Il aurait pu sortir tout de suite, mais l’heure n’était pas encore venue : c’est à minuit qu’il voulait partir. Il n’avait d’autre raison pour se fixer cette heure précise que le souvenir des faits et des paroles d’un certain soir de son passé, qui guidaient aujourd’hui sa conduite. C’est à la même cause qu’il attribuait la puissance soudaine prise sur lui par Nathalie Haldin. « On ne marche pas impunément sur la poitrine d’un fantôme ! » murmura-t-il. « C’est donc ainsi qu’il me sauve ! » se dit-il tout à coup, « lui, l’homme que j’ai trahi ! » Très nette, l’image de Mlle Haldin restait à ses côtés pour le surveiller inexorablement. Elle n’était pas gênante cependant. Il en avait fini avec la vie, et même en présence de cette image, sa pensée s’efforçait à un examen impartial de la situation. Son mépris, maintenant retombait sur lui-même. « Je n’avais ni la simplicité ni le courage nécessaires pour être un coquin ou un homme exceptionnel. Qui donc peut, chez nous, en Russie, distinguer un coquin d’un homme exceptionnel ? »

Il était bien le jouet du passé, car au coup de minuit, il bondit et descendit rapidement l’escalier, comme s’il avait pensé que la porte dût s’ouvrir d’elle-même devant la puissance du destin et la nécessité absolue de sa démarche. Et en fait, elle lui fut ouverte, au moment où il atteignait le bas de l’escalier, par des habitants de la maison, deux hommes et une femme qui rentraient dans la nuit. Il se glissa entre eux et fut emporté dans la rue par une rafale de vent. Les locataires attardés, très saisis de son apparition soudaine, purent, à la lueur d’un éclair, le voir s’éloigner rapidement. L’un des hommes le héla et se lançait à sa poursuite, mais la femme avait reconnu Razumov : « Il n’y a rien à craindre ; c’est le jeune Russe du troisième. » L’obscurité