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un sacrilège atroce. Mais je n’en rêvais pas moins ardemment aux visions de cette vie. La seule chose qui m’y parût manquer, c’était l’air… Et j’avais peur aussi de votre mère. Je n’ai jamais connu la mienne, jamais connu aucune sorte d’amour. Et il y a quelque chose dans ce seul mot… De vous, je n’avais pas peur, pardonnez-moi de vous le dire. Non, pas de vous. Vous étiez la vérité même ; vous ne pouviez pas me soupçonner. Quant à votre mère, vous aviez déjà la crainte que son esprit n’eût sombré sous le flot de la douleur. Qui pouvait m’accuser de quelque chose ? N’est-ce pas le remords qui avait poussé Ziemianitch à se pendre ? Je me suis dit : « Il faut en faire l’expérience, et en finir, une fois pour toutes. » Je tremblais en entrant, mais votre mère écoutait à peine ce que je lui disais, et parut après quelques instants, avoir oublié mon existence même. Je la regardais : Il n’y avait plus rien entre vous et moi. Vous étiez sans défense, et bientôt, très tôt sans doute, vous seriez seule… Je pensais à vous. Sans défense !… Pendant des jours, vous m’avez parlé, vous m’avez ouvert votre cœur. Je revoyais l’ombre de vos cils sur vos yeux gris, sur vos yeux de loyauté ! Et votre front pur ! Il est bas comme le front des statues, calme et sans tache. On aurait dit que de votre pur visage, émanait une lumière qui tombait sur moi, et pénétrait dans mon cœur, pour me sauver de l’ignominie, du méfait suprême. Et pour vous sauver aussi ! Excusez ma présomption. Il y avait quelque chose dans vos yeux, qui semblait me dire, que vous aussi… La lumière sortie de vous !… Je sentais que je finirais par vous dire mon amour. Et pour vous le dire, il me faudrait d’abord tout avouer !… Avouer, partir… et périr ! »

« Tout à coup, je vous ai vue devant moi ! Vous seule, vous la seule personne au monde à qui je devais faire ma confession ! Vous m’avez fasciné, vous m’avez arraché à la nuit de la colère et de la haine ; la vérité qui paraissait en vous a forcé la vérité sur mes lèvres… Et maintenant, tout est fini ; c’est du fond de l’angoisse que je vous écris, mais je retrouve enfin de l’air à respirer, de l’air ! Et à propos… le vieil Anglais a surgi de quelque part, tandis que je vous parlais, et s’est jeté sur moi, comme un démon désappointé… Je souffre terriblement, mais je ne suis pas désespéré. Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire… Après quoi… s’ils me le permettent, je m’en irai, pour m’enfouir dans une misère obscure. En dénonçant Victor Haldin, c’est moi-même en somme que j’ai trahi le plus lâchement. Croyez bien maintenant ce que je vous dis ; vous ne pouvez pas vous refuser à le