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la nouveauté d’une partie de notre vie psychique, que son existence solitaire ne l’avait pas préparé à connaître. C’est alors seulement, et pour la première fois, qu’il s’adresse directement à la lectrice, toujours proche de sa pensée, et qu’il s’efforce d’exprimer, en phrases hachées, pleines de stupeur et d’effroi, l’empire souverain (c’est l’expression même dont il use) qu’elle exerçait sur son imagination, au fond de laquelle avaient germé, comme une semence, les paroles de Victor Haldin…

« … Les yeux les plus loyaux du monde, m’a dit de vous votre frère, lorsqu’il n’était déjà presque plus qu’un cadavre. Et en vous voyant devant moi, la main tendue, j’ai retrouvé dans ma tête le son même de ses paroles ; j’ai regardé dans vos yeux… et cela a suffi… Je savais qu’il était arrivé quelque chose, mais je ne savais pas encore quoi… Ne vous y trompez pas, cependant, Nathalia Victorovna ; je croyais n’avoir dans le cœur qu’un fond inépuisable de colère et de haine contre vous deux. Je me souvenais que c’est à vous qu’il pensait pour continuer son œuvre de visionnaire. Lui ! cet homme qui avait brisé mon existence laborieuse et utile. Moi aussi j’avais un idéal, et vous savez qu’il est plus difficile chez nous de mener une vie de travail et de renoncement que de sortir dans la rue et de tuer par conviction… Mais en voilà assez !… Haine ou non, j’ai senti dès le premier jour que tous mes efforts pour vous fuir ne sauraient pas chasser votre image de mon cœur… Je pouvais bien crier au mort : « Vas-tu donc persister à me hanter ainsi ? » Mais c’est plus tard, aujourd’hui seulement, voici quelques heures… que j’ai compris. Comment aurais-je pu deviner ce qui me déchirait, ce qui, toujours, attirait invinciblement mon secret sur mes lèvres ? Le destin vous avait désignée pour conjurer le mal, pour m’amener à une pleine confession, pour m’arracher la vérité et me rendre la paix ! Vous ! Et vous vous y êtes prise de la même façon que lui ; vous m’avez imposé votre confiance, comme il l’avait fait pour briser ma vie. Seulement, ce qui me faisait le détester, finissait par m’apparaître, en vous, comme généreux et sublime. Ne vous y trompez pas, cependant, je vous le répète. L’esprit du mal était en moi. J’exultais d’avoir amené ce pauvre innocent, ce pauvre imbécile, à voler l’argent de son père ! C’était un imbécile, mais pas un voleur. Je l’avais poussé au vol, sans nécessité, pour me confirmer dans le mépris et la haine de ceux que j’avais trahis. J’avais senti mon cœur mordu par autant de vipères qu’aucun de leurs démocrates, par les vanités, les ambitions, les jalousies, les désirs honteux, les viles