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Cependant Nathalie Haldin racontait brièvement à Razumov nos pérégrinations d’un bout à l’autre de Genève. Tout en parlant elle levait les mains au-dessus de sa tête pour détacher son voile, et ce mouvement accentuait la grâce séduisante de son corps juvénile, revêtu d’un costume de deuil très simple. Dans l’ombre transparente que le bord du chapeau faisait tomber sur son visage, ses yeux gris brillaient d’un éclat attrayant. Sa voix au timbre si peu féminin et pourtant si adorable, était ferme, et elle parlait rapidement, franchement, sans embarras. Comme elle invoquait l’état mental de sa mère pour justifier ses démarches, une contraction douloureuse altéra l’harmonie de ses traits confiants et nobles. Lui d’ailleurs, avec ses yeux baissés avait l’air d’un homme qui écoute un morceau de musique, plutôt que des paroles articulées. Et lorsqu’elle cessa de parler, il parut écouter encore, immobile, comme s’il eût été sous le charme d’un bruit séduisant. Il revint à lui pourtant, et murmura :

« Oui, oui. Elle n’a pas versé une larme. Elle ne semblait pas entendre ce que je disais. J’aurais pu lui raconter n’importe quoi. On aurait cru qu’elle n’appartenait plus à ce monde. »

Mlle Haldin fit montre d’une détresse profonde. Sa voix sombra : « Vous ne savez pas jusqu’où elle en est arrivée. Elle s’attend maintenant à le voir ! » Le voile glissa entre ses doigts, et elle se tordit les mains d’angoisse. « Elle finira par le voir ! », s’écria-t-elle.

Razumov redressa brusquement la tête, pour attacher sur elle un regard prolongé et pensif.

« Hum ! c’est bien possible », murmura-t-il d’un ton singulier, comme s’il avait donné son avis sur une chose toute simple. « je me demande… » Il s’arrêta.

« Ce serait la fin de tout ! sa raison sombrerait tout à fait… et son intelligence même disparaîtrait bientôt ! »

Mlle Haldin détacha ses mains, pour les laisser pendre à ses côtés.

« Croyez-vous ? » demanda-t-il, d’un ton profond. Les lèvres de Mlle Haldin étaient légèrement séparées. Il y avait dans le caractère du jeune homme quelque chose d’inattendu et d’insondable qui l’avait fascinée tout de suite. « Non ! il n’y a ni vérité ni consolation à attendre des fantômes des morts », ajouta-t-il, après un silence pesant. « J’aurais pu lui dire une partie de la vérité ; le désir, par exemple, de votre frère, de sauver sa vie et de s’enfuir. Cela, c’est un fait certain. Mais je ne lui ai rien dit. »

« Vous ne lui avez rien dit de cela ? Et pourquoi ?