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le regard distrait de morne obstination qui dans ses yeux frappait et étonnait l’observateur, commençait à disparaître. On aurait dit qu’il revenait à lui et reprenait conscience de l’ensemble merveilleusement harmonieux, des traits, des lignes, du regard, de la voix, qui faisaient de la jeune fille, debout devant lui une créature si rare, en dehors, pour ainsi dire, et bien au-dessus de toute notion commune de la beauté. Il la regarda si longuement qu’elle rougit légèrement.

« Oui ; que saviez-vous donc ? » répéta-t-elle, machinalement. Il réussit cette fois à grimacer un sourire.

« Eh bien » en dehors d’une ou deux paroles d’accueil, je ne saurais dire si votre mère s’est même aperçue de ma présence ! Vous comprenez ? »

Nathalie Haldin fit un léger signe de tête : ses mains tremblaient doucement à son côté.

« Oui. C’est à fendre le cœur, n’est-ce pas ? Elle n’a pas encore versé une larme ; pas une seule larme ! »

« Pas une larme ? Et vous, Natalia Victorovna ? Vous avez pu pleurer ? »

« Oui, j’ai pu pleurer ! Et puis, je suis assez jeune, Kirylo Sidorovitch pour croire à l’avenir. Mais, quand je vois ma mère, si affreusement bouleversée, j’oublie tout ; je me demande s’il faut éprouver de la fierté ou seulement de la résignation. Il est venu tant de gens pour nous voir. C’étaient de parfaits étrangers qui écrivaient pour nous demander la permission de venir nous présenter leurs hommages. Il était impossible de toujours garder notre porte close. Vous savez que Pierre Ivanovitch lui-même… Oh oui ! on a fait montre d’une grande sympathie à notre égard, mais il y a des gens qui exprimaient devant cette mort un enthousiasme trop manifeste. Et lorsque je restais seule avec ma pauvre mère, tout cela me paraissait faux ; cela ne valait pas le prix qu’elle avait payé ! Mais, dès que j’ai appris votre présence à Genève, Kirylo Sidorovitch, j’ai compris que vous étiez le seul être capable de venir à mon secours… »

« En consolant une mère à qui l’on a pris son fils ? Oui ! » interrompit-il avec un accent qui fit ouvrir tout grands à la jeune fille ses yeux clairs et confiants. « Mais encore faudrait-il être désigné pour ce rôle !… Ne vous en êtes vous pas avisée ? »

Il avait prononcé ces paroles sur un ton haletant qui contrastait avec la monstrueuse ironie qu’elles semblaient impliquer.