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attitude d’attente. Le store était baissé ; il n’y avait au dehors que le ciel nocturne et chargé de nuées d’orage, et la ville indifférente et hospitalière, froide et presque méprisante dans sa tolérance, respectable cité d’asile qui comptait pour rien toutes ces douleurs et tous ces espoirs. La pauvre femme avait la tête baissée…

La pensée me vint, au moment où, éternel spectateur, je jetais ce nouveau coup d’œil sur les coulisses, que le vrai drame de l’autocratie ne se joue pas sur la scène politique et qu’il y a quelque chose de plus profond que les paroles et les gestes des acteurs. J’avais la conviction que, malgré tout, cette mère se refusait au fond de son cœur à renoncer à son fils. Plus que le deuil inconsolable de Rachel, sa souffrance était profonde et inaccessible, dans son immobilité terrifiante. On aurait dit, à voir se détacher son profil pâle et incliné sur l’ombre indistincte de son fauteuil à haut dossier, qu’elle contemplait un objet placé sur ses genoux, une tête bien aimée qu’elle y aurait posée.

J’eus cette vision rapide, puis Mlle Haldin passa près du jeune homme pour fermer la porte. Elle ne le fit pas toutefois, sans hésitation. Je crus un instant qu’elle allait entrer près de sa mère, mais elle se contenta de jeter dans la pièce un regard inquiet. Peut-être si Mme Haldin avait fait un mouvement ;… mais non. Cette figure pâle disait l’isolement effroyable d’un cœur qui souffre sans espoir.

Le jeune homme, cependant, tenait les yeux fixés sur le sol. La pensée de redire l’histoire qu’il venait de raconter lui était intolérable. Il avait cru trouver les deux femmes ensemble. Alors, s’était-il dit, c’en serait fini, pour toujours. « Il est heureux que je ne croie pas à un autre monde », songeait-il cyniquement.

Seul dans sa chambre, après avoir mis à la poste sa missive secrète, il avait retrouvé un certain calme dans la rédaction de son journal particulier. Il sentait le danger de cette étrange faiblesse, et y fait allusion lui-même dans ses notes, mais il ne pouvait renoncer à cette habitude qui l’apaisait et le réconciliait avec l’existence. Il écrivait donc, assis à la lueur d’une chandelle solitaire, lorsqu’il s’avisa qu’il ferait bien d’aller lui-même donner à ces dames l’explication de l’arrestation de Haldin, telle que la lui avait fournie Sophie Antonovna. Elles ne pouvaient manquer d’en entendre le récit de quelque autre part, et son abstention paraîtrait singulière, non seulement à la mère et à la sœur de Haldin, mais à d’autres personnes aussi. Arrivé à cette conclusion, il ne se sentit aucune répugnance particulière pour la démarche nécessaire, mais fut tourmenté bientôt par un désir angoissant