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tait-elle donc un être débile et lâche à qui l’on ne pût se fier ?… Comme si mon cœur pouvait trahir mes enfants », disait-elle… Je n’avais plus la force de l’écouter… Et elle me caressait toujours la tête… À quoi bon protester ?… Elle est malade. Son âme même… »

Je ne me risquai pas à rompre le silence tombé entre nous. Je regardais les yeux de la jeune fille, qui brillaient à travers le voile.

« Moi ! changée ! » s’écria-t-elle, toujours à voix basse. « Mes convictions m’appeler au loin !… Oh la cruauté de paroles semblables !… Car je suis faible… – et je ne sais pas de quel côté se trouve mon devoir. Vous vous en êtes bien aperçu. Pour en finir, j’ai fait une chose égoïste ; dans mon désir d’écarter ses soupçons, je lui ai parlé de M. Razumov… Oui, c’était de l’égoïsme. Nous avions eu raison, vous le savez, de ne pas lui en vouloir parler encore… Tout à fait raison !… et je m’en suis bien aperçue dès que je lui ai dit que l’ami de notre pauvre Victor était ici. Il aurait fallu la préparer à cette idée, mais dans ma détresse, j’ai laissé échapper la vérité… Cette révélation a tout de suite horriblement secoué ma pauvre mère ! Depuis quand M. Razumov était-il ici ? Que savait-il ? Pourquoi n’était-il pas venu nous voir tout de suite, cet ami de son Victor ? Que signifiait tout cela ? Ne pouvait-on pas lui dire seulement ce que l’on savait de son fils, et les derniers souvenirs qu’il avait laissés !… Songez à mon émotion, en face de ma mère, blanche comme un linge, parfaitement immobile, mais agrippée de ses mains maigres aux bras de son fauteuil. Je me suis déclarée seule coupable… »

Je m’imaginais, dans son fauteuil, derrière la porte près de laquelle me parlait la jeune fille, la silhouette immobile et muette de cette mère. Le silence même de la pièce semblait crier vengeance contre un fait historique et ses conséquences logiques. Cette idée traversa mon esprit, mais ne m’empêcha pas de sentir l’horreur des moments que venait de traverser Mlle Haldin. Je concevais bien qu’elle ne pût songer à passer la nuit sur une impression semblable. Mme Haldin s’était laissée entraîner à des imaginations atroces, à des soupçons fantastiques et cruels. Il fallait l’apaiser à tout prix et sans perdre de temps. Je ne fus pas surpris d’apprendre que Mlle Haldin lui avait déclaré : « Je vais le chercher, pour l’amener ici. » Il n’y avait dans ces paroles aucune absurdité, aucune exagération de sentiment. Et je ne mis pas l’ombre d’ironie dans ma réponse : « C’est très bien ;… mais maintenant ? »