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entière devant elle, une jeunesse arbitrairement dépouillée de toute légèreté et de toute joie naturelle, assombrie par un despotisme qui n’avait rien d’Européen, une jeunesse obscure, livrée aux hasards d’une lutte furieuse, entre des antagonismes également féroces.

Je m’attardais, plus que je n’aurais dû le faire, à ces pensées. Je me sentais impuissant, et plus encore, éloigné de ces dames. Au dernier moment j’hésitai à me rendre chez elles. À quoi bon ?

La soirée était avancée déjà, lorsqu’en débouchant sur le Boulevard des Philosophes, je vis de la lumière à la fenêtre familière. Les rideaux étaient baissés, mais je me figurais, derrière leur abri, Mme Haldin assise dans son fauteuil ; je la voyais le regard tendu vers la fenêtre, dans cette attitude habituelle d’attente, qu’elle avait prise depuis quelque temps, un aspect de manie.

Je me dis que cette lumière m’autorisait à frapper à la porte. Ces dames n’avaient donc pas encore quitté le salon, où j’espérais ne rencontrer aucun de leurs compatriotes. Elles recevaient parfois, le soir, la visite d’un vieux fonctionnaire Russe retraité, dont le seul aspect lugubre et découragé, engendrait une impression profonde d’ennui et de lassitude. Je crois que ces dames toléraient ses nombreuses visites en souvenir d’une amitié ancienne avec M. Haldin le père, ou pour quelque raison de ce genre. Je décidai, si j’entendais le débit monotone de sa voix faible, de ne rester que quelques minutes. Je fus surpris de voir la porte s’ouvrir devant moi, avant d’avoir tiré la sonnette. Mlle Haldin parut sur le seuil avec son chapeau et sa jaquette, évidemment prête à sortir. À cette heure ! Allait-elle chercher un médecin ?

Son exclamation de surprise heureuse me rassura. On aurait dit que j’étais l’homme même dont elle avait besoin. Ma curiosité s’éveilla. Elle me fit entrer, et la fidèle Anna, la vieille bonne allemande, ferma la porte sans s’éloigner, comme si elle s’était attendue à me voir presque aussitôt ressortir. Mlle Haldin me déclara qu’elle se préparait à venir me chercher.

Elle parlait de façon précipitée, fait anormal chez elle. Elle avait eu l’intention d’aller sonner tout droit à la porte de Mme Ziegler, malgré l’heure tardive et les habitudes de cette dame…

Mme Ziegler, veuve d’un professeur distingué, ami intime à moi, me loue trois pièces dans le vaste et bel appartement qu’elle n’a pas voulu quitter à la mort de son mari ; mais j’ai une entrée particulière sur le palier. C’est un arrangement qui date de dix ans. Je dis à Mlle Haldin combien j’étais heureux d’avoir eu l’idée…