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Mais non !… bien sûr c’est impossible ! Ne me regardez pas comme cela !… Qu’est-ce que je vais faire ? Inutile de demander au vieux : je vous dis qu’il m’a donné une poignée de gros billets il y a trois jours… Misérable que je suis ! »

Il se tordait les mains de désespoir. Impossible de dire la vérité au vieillard. « Ils » lui avaient donné une décoration l’an dernier, lui avaient pendu une croix au cou, et depuis ce temps-là, il maudissait toutes les tendances modernes. Il aurait vu pendre, en rang, tous les intellectuels de la Russie, plutôt que de lâcher un seul rouble.

« Kirylo Sidorovitch, attendez un instant ! ne me méprisez pas… J’ai trouvé ! Oui, voilà ce que je ferai. Je forcerai sa caisse ; il n’y a pas d’autre moyen. Je connais le tiroir où il garde son trésor, et j’achèterai un ciseau en chemin. Il sera bouleversé, mais vous savez, au fond, le vieux brave homme m’adore. Il faudra bien qu’il s’en remette, et moi aussi… Kirylo, ma chère âme, si vous pouvez me donner quelques heures… – jusqu’à ce soir… – je volerai tout le magot sur lequel je pourrai mettre la main. Vous en doutez ? Eh bien, vous n’avez qu’un mot à dire… »

« Il faut voler, bien entendu », fit Razumov, en fixant sur lui un regard glacial.

« Au diable les dix commandements ! » cria l’autre avec une grande animation. « C’est la loi de l’avenir ! »

Mais lorsque, le soir même, très tard, il entra dans la chambre de Razumov, son attitude était anormalement sérieuse, et presque solennelle.

« C’est fait ! » dit-il.

Razumov, assis les mains entre les jambes et le buste penché en avant, frémit au son familier de ces paroles. Kostia déposa lentement dans le cercle de lumière répandu par la lampe un petit paquet, enveloppé de papier brun et noué avec un bout de ficelle.

« Comme je vous l’avais promis, j’ai pris tout ce que j’ai pu trouver. Le pauvre vieux croira que la fin du monde est arrivée ! »

Razumov hocha la tête sans se lever, contemplant avec un sentiment de plaisir malicieux la gravité du jeune écervelé…

« J’ai fait mon petit sacrifice », soupira le pauvre fou, « et je vous dois des remerciements, Kirylo Sidorovitch, pour m’en avoir fourni l’occasion. »

« Cela vous a coûté quelque chose ? »

« Oui certes. Vous savez, le pauvre vieux m’aime vraiment ; il en souffrira ! »