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confiant dans le soulagement attendu, apportait à son entrevue avec le Conseiller Mikulin, l’empressement d’une personne traquée qui se précipite dans le premier asile rencontré.

Ceci dit, il n’y a pas lieu de nous étendre davantage sur cette première entrevue et sur celles qui suivirent. Le récit d’une de ces visites pourrait évoquer dans l’esprit d’un lecteur occidental, le caractère sinistre d’une des anciennes légendes où l’on voit l’ennemi du genre humain aux prises avec une âme tentée, qu’il entretient de discours mensongers et subtils. Ce n’est pas mon rôle de protester mais je voudrais seulement faire remarquer ici que, poussé par la seule passion de son orgueil satanique, le Malin n’apparaît plus sous des traits aussi noirs, à nos esprits modernes et plus tolérants. Ne nous convient-il donc pas d’apprécier avec plus d’indulgence encore le caractère d’un simple mortel, pauvre être livré à ses passions multiples, à l’ingénuité misérable de ses erreurs, toujours ébloui par l’éclat faux de motifs divers, éternellement trahi par sa sagesse trop courte.

Le Conseiller Mikulin était un de ces fonctionnaires puissants, dont la situation n’est ni mystérieuse ni occulte, mais simplement peu en vue, et dont la grande influence s’exerce sur les méthodes de travail plutôt que sur la conduite même des affaires. Le dévouement au trône et à l’autel n’est pas en soi un sentiment criminel et la préférence marquée pour la volonté d’un seul, plutôt que pour la volonté de tous, n’implique pas forcément la noirceur du cœur et la stupidité native de l’esprit. Le Conseiller Mikulin n’était pas seulement un habile fonctionnaire ; c’était aussi un homme fidèle. Dans la vie privée, c’était un célibataire, épris de ses aises, qui habitait seul un appartement de cinq pièces luxueusement meublées ; ses intimes connaissaient son goût éclairé pour la danse féminine. Le monde entier entendit parler de lui plus tard, à l’heure même de sa chute, à l’occasion d’un de ces procès d’État qui font la stupeur des lecteurs de journaux, en leur dévoilant brusquement des intrigues insoupçonnées. C’est dans l’agitation de monstruosités confusément aperçues, dans le trouble mystérieux et momentané d’eaux boueuses, que sombra le conseiller Mikulin ; il fit preuve d’une dignité parfaite et ne se permit qu’une calme et énergique protestation d’innocence ; rien de plus. Il n’y eut pas de révélations compromettantes pour une autocratie aux abois ; il garda fidèlement les secrets des misérables arcana imperii confiées à son patriotisme, et fit montre, dans son indéracinable et presque sublime mépris de fonctionnaire russe pour la