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des États, un grand serviteur, dispensateur de réformes. Le serviteur aussi du groupe le plus puissamment homogène de l’humanité, d’un groupe qui saurait se laisser guider dans la voie d’un développement logique et y atteindrait, grâce à la solidarité fraternelle de forces et d’aspirations telles que le monde n’en avait jamais rêvées… de la nation russe !…

Calme, résolu, affermi dans ce vaste dessein, il étendait la main vers sa plume, lorsque son regard tomba sur le lit. Il s’y rua, plein de rage, avec un cri intérieur : « C’est toi, fanatique furieux, qui encombres ma route. » Il jeta violemment l’oreiller à terre, arracha les couvertures… Rien ! En se retournant, il vit très nettement en l’air, pendant une seconde, dans la brume indistincte de deux visages, les yeux du Général T… et ceux du Conseiller intime Mikulin ; ces yeux étaient fixés sur lui, et malgré leur aspect différent, ils avaient la même expression inflexible, lasse et résolue… Serviteurs de la nation !…

Tout chancelant, épouvanté de son état, Razumov atteignit la table de toilette pour y boire un verre d’eau et baigner son front, « Tout cela passera sans laisser de traces », se disait-il avec confiance. « Ce n’est rien du tout ». Mais croire qu’on avait pu l’oublier, c’était une absurdité ! Pour ces gens-là, il était un homme marqué, et cela n’avait en somme aucune importance. Ce dont il fallait se débarrasser, c’est de la pensée que ramenait toujours ce misérable fantôme… « Si l’on pouvait seulement aller leur cracher toute la vérité… et en subir les conséquences ! »

Il se voyait accostant l’étudiant au nez rouge, le poing brusquement brandi dans sa figure. « Pourtant », se disait-il, « de celui-là, il n’y a rien à tirer ; il n’a pas l’esprit à lui ; il vit dans un rêve sanglant de démocratie. Ah tu veux te frayer un chemin vers le bonheur universel, mon garçon ! Je t’en donnerai du bonheur universel, espèce de songe-creux imbécile ! Et mon bonheur à moi, hein ? N’y ai-je plus aucun droit, pour vouloir penser par moi-même ? »

Et une fois encore, mais avec un accent différent, Razumov se dit : « Je suis jeune ; je puis vivre et oublier tout cela. » À ce moment, il traversait lentement sa chambre pour s’asseoir sur le canapé, et remettre de l’ordre dans ses pensées. Mais avant d’y arriver, il sentit tout s’effondrer en lui, espoir, courage, foi en lui-même, confiance dans les hommes. Son cœur semblait s’être vidé brusquement ; il était inutile de lutter davantage ! Repos, travail, solitude, commerce loyal avec les autres êtres, tout cela lui était interdit ; tout était fini ! Son existence n’était plus qu’un vide énorme et glacial, quelque chose comme l’immense