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avec ses résignations tendres, ses rêves et ses aspirations qui soulèvent les âmes, en même temps qu’avec les plus sombres manifestations du désespoir ? Et M. Razumov avait lâché le bouton de la porte pour revenir au milieu de la chambre, en demandant d’un ton de colère au Conseiller Mikulin : « Qu’entendez-vous par là ? »

Le Conseiller Mikulin, à ma connaissance, ne répondit pas à cette question. Il entraîna M. Razumov dans une conversation familière. C’est un trait particulier aux natures russes que leur propension, même au plus fort de l’action, à prêter l’oreille au moindre murmure d’idées abstraites. Il est inutile de rapporter ici cette conversation ou d’autres ultérieures du même genre. Il suffira de dire qu’elles amenèrent M. Razumov, à s’abandonner à une foi nouvelle. Il n’y avait chez lui rien d’officiel dans l’expression de cette foi, et il persistait à protester de son désir d’indépendance. Mais le Conseiller Mikulin réfutait tous ses arguments. « Pour un homme comme vous… », ce furent les dernières paroles dont il jeta le poids dans la discussion… « une telle attitude est impossible. N’oubliez pas que j’ai eu sous les yeux votre si intéressante profession de foi. Je comprends votre libéralisme, et mon intelligence est en cela proche de la vôtre. Les réformes, pour moi, ne sont qu’une question de méthode. Mais le principe de la révolte est une intoxication physique, une sorte de folie hystérique dont il faut préserver les masses. Nous sommes bien d’accord là-dessus ? Sans réserves, n’est-ce pas ? Parce que dans certaines situations la réserve et l’abstention sont singulièrement proches, voyez-vous, du crime politique. C’est ce que comprenaient très bien les anciens Grecs. »

M. Razumov, qui écoutait avec un léger sourire, demanda brusquement au Conseiller Mikulin s’il devait conclure de ces paroles qu’on allait le faire surveiller.

Le haut fonctionnaire ne parut nullement formalisé de la brutalité de cette question.

« Non, Kirylo Sidorovitch », répondit-il gravement, « non, je ne veux pas vous faire surveiller ».

Razumov soupçonnait un mensonge, mais n’en affecta pas moins la plus parfaite liberté d’esprit pendant les quelques instants consacrés encore à cette conversation. Le Conseiller s’exprima jusqu’au bout en termes familiers, avec une sorte de simplicité pénétrante. Razumov comprit qu’il fallait renoncer à lire au fond de cet esprit. Une grande inquiétude accélérait les battements de son cœur. Le fonctionnaire