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Haldin, et que j’allais vous conter quand ces deux hommes sont arrivés. »

« Incident aussi », grommela Razumov, « incident de la plus charmante espèce… pour moi ! »

« Laissez donc cela ! » cria Sophia Antonovna. « Est-ce qu’on se soucie des aboiements de Nikita ? Il n’est pas méchant, au fond ! Écoutez ce que j’ai à vous dire ; vous pourrez peut-être jeter un peu de lumière sur les faits. Il y avait, à Pétersbourg, une sorte de demi-paysan, un propriétaire de chevaux, venu en ville depuis bien des années, pour servir de cocher à l’un de ses parents ; il avait fini par louer une ou deux voitures.

Elle aurait pu s’épargner le léger effort de son geste. « Attendez ! » Razumov ne songeait pas à l’interrompre ; il n’aurait pas pu, même au prix de sa vie, proférer une parole. La contraction des muscles de son visage avait été involontaire, simple mouvement de surface, qui ne modifiait en rien son attitude d’attention maussade.

« Ce n’était, paraît-il, pas tout à fait un homme de sa classe », poursuivit-elle. « Mon informateur a causé avec plusieurs des gens de la maison, vous savez, une de ces énormes maisons de honte et de misère !… »

Sophia Antonovna n’avait pas besoin d’insister sur l’aspect de cette maison. Derrière elle, Razumov voyait clairement se dresser la masse sombre d’une bâtisse, estompée par les flocons de neige, et la lueur des fenêtres du restaurant, tapies en longue file graisseuse, au ras du sol. L’ombre de cette nuit le poursuivait, et il la défiait, avec rage et lassitude.

« Haldin vous avait-il, par hasard, jamais parlé de cette maison ? » demanda anxieusement Sophia Antonovna.

« Oui ! » En faisant cet aveu, Razumov se demandait s’il tombait dans un piège. Mais c’était pour lui une telle humiliation de mentir à ces gens-là, qu’il n’aurait probablement pas pu dire non. « Il m’avait parlé un jour », poursuivit-il, en simulant un effort de mémoire, « d’une maison de ce genre. Il allait y visiter des ouvriers ! »

« C’est bien cela ! »

Sophia Antonovna triomphait. Son correspondant avait découvert la chose par hasard, en écoutant bavarder des gens de la maison, dont un ouvrier avec lequel il s’était lié, occupait une chambre. Ils avaient donné le signalement exact de Haldin, qui apportait à leur misère des paroles de consolation et d’espoir. Il venait irrégulièrement, mais très