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juste assez haut pour permettre à Razumov de l’entendre, le nom de « Nécator ! » Les cris aigus du gros homme paraissaient sortir d’un ballon, qu’il aurait porté sous son manteau. Sa lourde masse, ses mains pendantes et exsangues, ses grands pieds, ses énormes joues blêmes, les mèches pauvres de cheveux épars sur sa nuque grasse, fascinaient Razumov, partagé entre l’horreur et l’ironie méprisante.

Nikita, dit Nécator, nom qui prêtait de façon sinistre à l’allitération ! Razumov avait entendu parler de cet homme, comme de tant d’autres célébrités de la révolution militante, depuis qu’il avait franchi la frontière, comme de ces légendes, de ces histoires, de ces chroniques plus ou moins authentiques, auxquelles de temps à autre, un mot de demi-incrédulité donne l’essor. Oui Razumov connaissait les exploits de Nécator : on lui attribuait plus de meurtres de gendarmes et de policiers qu’à tout autre révolutionnaire vivant, et on le chargeait des exécutions.

Une feuille de papier, fixée sur la poitrine transpercée d’un espion notoire, et les lettres N. N., pseudonyme même du meurtre (ce détail pittoresque d’un crime sensationnel avait paru dans les journaux), signaient son œuvre. « Par ordre du Comité. N. N. » C’était un coin de rideau levé, pour frapper l’imagination d’un monde indifférent. On disait de lui qu’il avait fait d’innombrables voyages en Russie, Nécator des bureaucrates, des gouverneurs de provinces, des délateurs obscurs. Il vivait, entre temps, avait-on conté à Razumov, au bord du lac de Côme, avec une charmante femme, dévouée à la cause, et deux jeunes enfants. Mais comment cet être, si grotesque que les chiens aboyaient à ses trousses, pouvait-il vaquer à ses missions de mort, et passer à travers les filets de la police ?

« Quoi donc ? quoi donc ? » grinçait la voix. Je ne suis que sincère. Tout le monde sait bien que c’est l’autre qui était l’esprit dirigeant. Alors, des deux, il aurait été préférable de le voir épargné, lui : préférable et plus avantageux. Je ne suis pas un sentimental. Je dis ce que je pense… c’est assez naturel ! »

Aiguës, aigres, grinçantes, ses paroles sortaient sans un geste, sans un mouvement, avec l’acrimonie atroce et burlesque de la jalousie professionnelle : cet homme, dont le surnom n’était qu’un « à peu près » sinistre, cet exécuteur des verdicts révolutionnaires, ce terrifiant N. N., ressentait l’exaspération d’un ténor à la mode, devant l’attention accordée à l’exploit d’un amateur obscur. Sophia Antonovna haussa les épaules, tandis que le camarade à la martiale moustache rousse se