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blême et glabre, double menton, ventre proéminent, qu’il semblait étaler avec satisfaction sous un pardessus fortement distendu, fit un signe de tête bref, et détourna les yeux d’un air maussade. Son compagnon, qui avait un visage maigre, aux pommettes ardentes, et des moustaches rousses, de coupe militaire, sous la forte saillie d’un nez osseux, aborda au contraire Sophia Antonovna, avec des paroles de chaleureux accueil. Très forte, mais inarticulée, sa voix résonnait comme un bourdonnement sourd. La révolutionnaire faisait montre d’une cordialité paisible.

« Voici Razumov », annonça-t-elle, d’une voix claire.

L’homme maigre fit un mouvement brusque. « il va vouloir m’embrasser », pensa notre héros, avec un recul marqué de tout l’être, mais sans que ses membres, trop pesants, lui permissent de bouger. Alarme vaine, d’ailleurs : il avait affaire à une génération de conspirateurs, qui ne s’embrassent plus sur les deux joues. Il leva un bras qui lui parut en plomb, et laissa retomber sa main dans une paume largement ouverte ; chaude, osseuse, et comme brûlée par la fièvre, cette main serra la sienne avec une étreinte ferme et expressive, qui semblait dire : « Entre nous, il n’y a pas besoin de paroles. »

L’homme avait de grands yeux très ouverts, dont Razumov crut voir un sourire tempérer la tristesse.

« Voici Razumov », répéta à voix haute, Sophia Antonovna, à l’intention du gros homme, qui profilait, à quelque distance, la courbe de son ventre.

Mais rien ne bougea : l’attitude des personnages, leurs paroles, leurs mouvements et leur immobilité même, tout semblait former une scène concertée, qui aboutit à cette conclusion, lancée sur un ton hargneux et risible, par une petite voix de fausset suraigu :

« Ah oui, Razumov ! Voici des mois que l’on ne nous parle que de M. Razumov ! En ce qui me concerne, j’avoue que j’aurais préféré voir ici Haldin, au lieu de M. Razumov. »

L’insistance criarde avec laquelle il lançait le nom de « Razumov… M. Razumov », perçait les oreilles, ridicule comme le fausset d’un clown de cirque qui commence une histoire. Razumov en ressentit d’abord un étonnement, auquel fit place une indignation soudaine.

« Que signifie ceci ? » demanda-t-il d’un ton sévère.

« Laissez donc ! Sottises ! Toujours le même ! » fit Sophia Antonovna, manifestement vexée. Puis elle laissa tomber de ses lèvres,