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boucher… au milieu de tous ces innocents… à jeter la mort… moi ! moi !… moi qui ne ferais pas de mal à une mouche ! »

« Pas si fort », fit rudement Razumov.

Haldin s’assit brusquement, et, appuyant sa tête sur ses bras croisés, éclata en sanglots. Il pleura longuement.

Le crépuscule s’était épaissi dans la chambre. Razumov écoutait les sanglots, immobile, perdu dans une stupeur sombre.

L’autre redressa la tête, et se releva, maîtrisant sa voix avec effort.

« Oui. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité », reprit-il, d’un ton plus calme. « Mais j’ai une sœur qui vit avec ma vieille mère. Grâce à Dieu, j’ai pu les décider à partir cette année pour l’étranger. Ce n’est pas une mauvaise petite fille que ma sœur. Il y a dans ses yeux plus de loyauté que dans ceux d’aucun être humain qui ait vécu sur cette terre. Elle se mariera bien, je l’espère. Elle aura des enfants, des fils peut-être. Regardez-moi : Mon père était un fonctionnaire provincial du Gouvernement et possédait aussi un petit domaine. C’était un bon serviteur de Dieu, un vrai Russe à sa manière. Il avait l’âme de l’obéissance. Mais je ne tiens pas de lui. Il paraît que je ressemble au frère aîné de ma mère, un officier, fusillé en 1828… sous Nicolas, vous savez. Ne vous ai-je pas dit que c’est la guerre… la guerre ? Mais Dieu de Justice ! C’est une exténuante besogne ! »

Razumov, de sa chaise où il était assis, la tête appuyée sur la main, éleva une voix qui paraissait sortir du fond d’un abîme.

« Vous croyez en Dieu, Haldin ? »

« Vous voici accroché à des mots qu’on laisse échapper. Qu’importe ! Quelles étaient donc les paroles de cet Anglais : « Il y a une âme dans les choses… » Le diable l’emporte ; je ne me souviens plus. Mais il disait vrai. Lorsque se lèvera le jour des penseurs tels que vous, n’oubliez pas ce qu’il y a de divin dans l’âme russe… et cela, c’est la résignation. Respectez-la, au moins, dans votre agitation intellectuelle, et ne laissez pas l’arrogance de votre sagesse intercepter le message qu’elle adresse au monde. Je vous parle maintenant comme un homme qui a une corde autour du cou. Pour qui me prenez-vous ? Pour un révolté ? Non, c’est vous, les penseurs, qui êtes les éternels révoltés. Moi je suis un résigné. Lorsque s’est imposée à moi la nécessité de cette lourde tâche, et que j’ai compris qu’il fallait l’accomplir, qu’ai-je fait ? Ai-je exulté, ai-je été fier de mes projets… en ai-je pesé la valeur et les conséquences ? Non ! je me suis résigné ! J’ai pensé : « Que la volonté de Dieu soit faite ! »