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Elle hocha la tête, comme pour dire qu’elle comprenait. Cependant Razumov suivait des yeux les deux hommes, qui traversaient obliquement la pelouse, sans hâte. Le plus petit des deux était boutonné dans un pardessus étriqué, dont la mince étoffe grise lui battait presque les talons. Beaucoup plus grand et plus large, son compagnon portait une veste courte ajustée et un pantalon collant dont les jambes s’enfonçaient dans des bottes à revers éculées.

La femme qui avait, apparemment, éloigné ses compagnons, prit la parole d’un ton posé :

« Je suis accourue de Zurich, pour rencontrer ces deux camarades à leur descente du train et les amener à Pierre Ivanovitch. J’ai pu arranger la chose. »

« Ah vraiment ? » fit négligemment Razumov, très ennuyé de la voir s’arrêter pour causer avec lui. « De Zurich ? c’est vrai !… Et ces deux-là viennent de ?… »

Elle l’interrompit avec calme :

« D’une toute autre direction. De loin aussi, de très loin ! »

Razumov haussa les épaules. Les deux hommes venus de loin avaient atteint le mur de la terrasse, et disparurent subitement comme si la terre s’était ouverte, au pied de la maison, pour les engloutir.

« Oh… après tout ! Ils arrivent d’Amérique. » La femme à la blouse rouge eut aussi un léger haussement d’épaules avant de donner cette information. « Les temps sont proches », ajouta-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même. « Je ne leur ai pas dit qui vous étiez : Yakovlicht aurait voulu vous embrasser ! »

« C’est celui qui a une touffe de poils au menton, et un long pardessus ? »

« Vous avez deviné juste. C’est Yakovlicht. »

« Et ils n’auraient pas su trouver le chemin de la gare ici, sans que vous accouriez de Zurich, pour le leur montrer ? Vraiment nous ne pouvons rien faire sans les femmes ! La chose est écrite, et il faut bien croire à son exactitude ! »

Il avait conscience de laisser percer sous son ironie affectée, une immense lassitude, qu’il sentait perceptible au regard lucide des yeux noirs, calmes et brillants fixés sur lui.

« Qu’avez-vous donc ? »

« Je ne sais pas. Rien. Je viens d’avoir une diable de journée ! »

Elle attendait, en gardant toujours sur Razumov ses yeux sombres. Puis :