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« Oui, comme les tables et les chaises. »

Il comprit que l’amertume accumulée dans le cœur de cette malheureuse créature était passée dans ses veines, pour détruire, comme un poison subtil, sa fidélité à l’égard de l’odieux couple. Chance inespérée pour lui, réfléchissait-il, car les femmes sont rarement vénales à la façon des hommes, toujours prêts à se laisser acheter pour des considérations matérielles. Elle ferait une précieuse alliée, bien qu’on ne dût pas, en fait, lui laisser entendre autant de colloques qu’aux tables et aux chaises du Château Borel. Il ne fallait pas compter là-dessus. Mais tout de même… En tout cas, pouvait-on la faire parler.

En relevant les yeux, la dame de compagnie rencontra le regard fixe de Razumov, qui se hâta de dire :

« Eh bien ! Eh bien ! chère… Mais, ma parole, je n’ai pas encore le plaisir de savoir votre nom ! N’est-ce pas curieux ? »

Pour la première fois, elle haussa légèrement les épaules.

« Curieux ? On ne dit mon nom à personne, et personne n’en a cure. Personne ne me parle ; personne ne m’écrit. Mes parents même ignorent mon existence. Je n’ai que faire d’un nom, et je l’ai presque oublié moi-même ! »

« Oui, mais pourtant… » murmura gravement Razumov.

Elle poursuivit, d’un ton plus calme, avec indifférence :

« Vous pouvez m’appeler Tekla, alors. C’est ainsi que m’appelait mon pauvre Andréï. Je lui étais dévouée. Il a vécu dans la pauvreté et la souffrance, pour mourir dans la misère. C’est notre sort, à nous autres Russes, Russes sans nom. Il n’y a rien d’autre à attendre pour nous, aucun espoir nulle part, à moins de… »

« À moins de quoi ?… »

« À moins d’en finir avec ceux qui ont des noms », conclut-elle, en clignotant et en pinçant les lèvres.

« Il me sera plus facile de vous donner ce nom de Tekla, que vous m’indiquez, » fit Razumov, « si vous voulez bien m’appeler Kirylo, lorsque nous causerons comme ceci, tranquillement, seul à seule. »

« Voici un être », se disait-il, « qui doit avoir une bien grande terreur du monde, pour ne s’être pas encore enfuie d’ici ». Puis, il réfléchit que le seul fait de quitter brusquement le grand homme la rendrait suspecte. Elle ne pouvait attendre, de quiconque, appui ou encouragement. Cette révolutionnaire-là n’était pas faite pour une existence indépendante.