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sont abominables. Eh bien voilà ! Ne vous occupez pas d’elle. C’est ce que vous avez de mieux à faire, si vous ne voulez pas la voir devenir comme moi, et lui faire perdre ses illusions ! Ses illusions !… »

« Comme vous ! » répéta Razumov, les yeux fixés sur un visage aussi dénué de tout charme de dessin ou de couleur que peut l’être d’argent le plus misérable des mendiants. Il souriait, mais il éprouvait toujours cette sensation de froid, dont la persistance l’agaçait.

« Des illusions sur le compte de Pierre Ivanovitch ? Est-ce là tout ce que vous avez perdu ? »

« Pierre Ivanovitch résume tout ! » s’écria-t-elle, d’un ton effaré, mais avec une conviction parfaite. Puis, avec un accent nouveau ! « Empêchez la jeune fille de venir dans cette maison ! »

« Me conseillez-vous donc, de façon aussi nette, de désobéir à Pierre Ivanovitch… à cause de… à cause de la perte de vos illusions ? »

Elle se mit à cligner des yeux.

« Du premier moment où je vous ai vu, je me suis sentie consolée. Vous avez levé votre chapeau devant moi. J’ai senti que l’on pouvait se fier à vous… Oh !… »

Elle eut un mouvement de recul devant le grondement furieux de Razumov : « J’ai déjà entendu des paroles semblables ! »

Confondue, elle put seulement pendant un certain temps, clignoter des paupières.

« Vous aviez des manières humaines, » expliqua-t-elle, d’un ton plaintif. « Il y a si longtemps que j’avais soif, je ne dirai pas de bonté, mais seulement d’un peu de politesse. Et maintenant vous voilà fâché… »

« Mais non ! » protesta-t-il, « au contraire. Je suis très heureux que vous ayez confiance en moi. Il est possible que je puisse, un jour… »

« Oui, si vous tombiez malade… » interrompit-elle, ardemment, « ou si vous vous trouviez accablé de quelque lourde peine, vous verriez que je ne suis pas une sotte inutile. Faites-le moi savoir seulement. Je viendrai à vous ; oui, je viendrai ! Et je resterai près de vous. La misère et moi sommes de vieilles connaissances ; mais il est plus dur de vivre ici que de souffrir de la faim ! »

Elle fit une pause, l’air anxieux, puis d’une voix où perçait pour la première fois une note de vraie timidité, elle ajouta :

« Ou, si vous vous trouviez engagé dans quelque tâche dangereuse. Quelquefois, une humble compagne… Je ne demanderais à rien savoir.