Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/177

Cette page n’a pas encore été corrigée


« Oui, dans le jardin », avoua Razumov, d’une voix sombre. Puis, avec un effort : « Elle s’est présentée à moi. »

« Et puis elle s’est enfuie sans nous voir », poursuivit Mme de S. avec une vivacité sinistre. « Après être venue jusqu’à la porte ! Ce sont d’assez singulières façons ! Mais j’ai été aussi, dans un temps, une petite provinciale timide. Oui Razumov ! » Elle se faisait intentionnellement familière, et adressait au jeune homme une grimace atroce, qu’elle voulait faire gracieuse et qui le fit visiblement tressaillir ; « oui, telle est mon origine ! Une simple famille de province ! »

« Vous êtes prodigieuse », déclara Pierre Ivanovitch, du plus profond de sa voix.

Mais c’était à Razumov qu’allait le sourire de squelette. Elle prit un ton impérieux.

« Vous nous amènerez ici cette jeune sauvage. On a besoin d’elle. Je compte sur votre succès, notez-le… »

« Ce n’est pas une jeune sauvage », grommela Razumov, d’un ton bourru.

« Bon ! peu importe !… cela revient au même. Peut-être est-ce une de nos jeunes démocrates vaniteuses. Savez-vous ce que je pense ? Je vois beaucoup d’analogie entre vos caractères. On sent couver en vous le feu de l’orgueil. Vous êtes sombre et plein de vous-même, mais je vois bien votre âme ! »

Les yeux luisants avaient un regard intense et dur, qui ne s’arrêtait pas sur Razumov, et lui donnait l’impression absurde de regarder un objet visible derrière lui. Il s’en voulut de se montrer ridiculement impressionnable et demanda, avec un calme affecté :

« Que voyez-vous donc ? Quelque chose qui me ressemble ? »

Elle tourna de droite et de gauche, en un geste de dénégation, son visage aux traits figés.

« Une espèce de fantôme à mon image ? » insista lentement Razumov, « Car une âme que l’on voit, ce doit être cela. Une chose vaine. Les vivants ont leurs fantômes, aussi bien que les morts. »

La tension du visage de Mme de S. s’était relâchée, et elle regardait maintenant Razumov dans un silence qui devenait déconcertant.

« J’ai eu moi-même l’expérience d’un cas de ce genre », balbutia-t-il, comme s’il avait obéi à une contrainte. « J’ai vu un fantôme, un jour. »

Les lèvres trop rouges s’agitèrent, pour formuler une question brève.

« Un mort ? »